IV.4. Les critères de segmentation structurelle des corpus

La conversation est le produit de l’interaction de deux individus socialement organisés. Comme produit verbal réalisé au moins entre les deux interlocuteurs, la structure du discours est largement déterminée par les contraintes de l’interaction verbale. Tout discours est fondamentalement dialogal. L’observation de l’interaction peut nous permettre de faire l’analyse du discours verbal à la lumière de récentes recherches empiriques sur l’interaction en face à face et sur la conversation.

Selon E. Goffman, l’interaction entre les interlocuteurs physiquement présents est soumise à deux types de contraintes, les contraintes communicatives et les contraintes rituelles qui remplissent en même temps deux fonctions différentes : l’assurance de la transmission du message pour les premiers et le respect de la face des interlocuteurs pour les secondes. La bonne transmission du message est assurée par l’attention de l’interlocuteur, laquelle oblige le locuteur à développer des stratégies pour capter et soutenir l’attention de son partenaire, stratégies qui influencent la structure du discours. Quant aux contraintes rituelles, elles influencent aussi la forme et la structure du discours. E. Goffman signale que le comportement des individus dans l’interaction en face à face est déterminé principalement par la nécessité de respecter la face.

Les travaux des analyses des Américains sur la conversation dans une librairie montrent que l’aspect interactionnel du discours apparaît dans la détermination des destinataires ainsi que dans la répartition des tours de parole. La conversation constituée par des tours de parole n’est pas seulement une succession de tours de parole, c’est aussi une organisation hiérarchique d’unités de différents  rangs (séquences ou transactions, échanges, interventions et actes de langage), emboîtées les unes dans les autres et dont la composition obéit à certaines règles de cohérence interne.

Pour rendre compte de la structure du discours, il est nécessaire, d’après E. Roulet, de dépasser la perspective interactionnelle de M. Bakhtine et des travaux des analyses de la conversation américaine. C’est pour cette raison que E. Roulet considère le discours comme négociation, car toute conversation authentique n’est pas une interaction, mais une véritable négociation entre les interlocuteurs. Dans le cadre de l’analyse de la structure hiérarchique de l’interaction, C. Kerbrat-Orecchioni signale que l’interaction est d’abord le processus d’influences mutuelles qu’exercent les uns sur les autres les participants à l’échange communicatif, mais c’est aussi le lieu où s’exerce ce jeu d’actions et de réactions : une interaction, c’est aussi une rencontre.

L’interaction en classe entre l’enseignant et ses apprenants s’adapte au contrat de communication d’une part et est caractérisée et restreinte par le contrat de didactique d’autre part, parce que les interlocuteurs, le lieu de la communication, même le thème de la conversation sont tous déterminés par le contrat de didactique sans parler de l’inégalité de la compétence linguistique et de la compétence communicative entre les interlocuteurs, ni de la façon de distribuer des tours de parole. Toutes ces particularités déterminent ainsi la structure exceptionnelle de l’interaction en classe entre l’enseignant et ses apprenants.

Il est nécessaire, pour approfondir notre recherche didactique, de découper les corpus observés pendant les activités didactiques en classe de français langue étrangère, mais le découpage des corpus nous pose vraiment une question. En effet,

Par exemple, en Chine, nous utilisons en principe un manuel précis pour les cours principaux pris en charge par les enseignants chinois : cours de lecture analytique, cours de grammaire, cours de traduction, tandis que les cours pris en charge par les enseignants français se déroulent avec beaucoup de liberté, c’est-à-dire que c’est l’enseignant français qui décide du contenu et des moyens d’enseignement, même du manuel utilisé en classe. Voilà les facteurs qui nous posent problème pour réaliser le découpage des corpus.

Toutes ces difficultés que nous rencontrons dans le découpage des corpus se manifestent aussi dans les activités didactiques de types différents. Comme L. Dabène (1984 :136) l’a dit, « l’organisation des séquences peut varier considérablement en fonction de la situation d’apprentissageune autre variable pertinente dans la constitution des séquences est constituée par le type d’activités proposées au groupe-classe. L’utilisation d’un texte provoque, semble-t-il, une plus grande proportion d’apports d’information explicites, ne serait-ce que pour élucider le sens de certains éléments du lexique. Les exercices dits de simulation ou de scénarios qui reviennent tous à proposer à l’apprenant des improvisations sur des canevas plus ou moins pré-établis tendent à développer les opérations correspondant à la fonction de meneur de jeu».

Selon C. Germain, le découpage de toute transcription de corpus sera effectué, généralement en deux colonnes : une colonne de forme (A.D. observée) et une autre colonne de contenu (le contenu d’enseignement pour l’enseignant et le contenu d’apprentissage pour les apprenants). Toutes ces activités sont marquées par le type d’interaction en jeu : E - As signifie une activité d’interaction relancée par l’enseignant entre l’enseignant et les apprenants ; A - E, entre apprenant et enseignant dont le tour de parole est initié par l’apprenant ; A - A dans le cas d’interactions entre les apprenants.

En prenant la référence des critères de découpage proposés par différents chercheurs tels que A. Bellack (1966), H. Mehan (1979), J. Mc.H. Sinclair et R.M. Coulthard (1975), nous essayons de segmenter nos corpus en fonction des trois éléments ci-dessous:

A. le contenu de l’enseignement : En ce qui concerne le contenu de l’enseignement, nous nous appuyons sur un cours pris en charge par une jeune enseignante chinoise ayant deux ans d’expérience dans l’enseignement du FLE à l’université. Cette séance d’une durée de 50 minutes fait partie du cours principal. Nous le nommons traditionnellement le cours de lecture analytique qui occupe par semaine 70% de l’ensemble du temps de l’enseignement du FLE, accompagné obligatoirement d’un manuel de français rédigé par des experts chinois de français avec la participation de leurs collègues français. Le cours de lecture analytique est considéré comme un cours synthétique qui comprend respectivement le vocabulaire, deux textes et la grammaire rencontrés dans les textes de la leçon, des expressions issues des textes, des exercices oraux et écrits. A la fin de la leçon, les apprenants ont des exercices de traduction : thème et version qui se font en général individuellement après la classe. Le corpus que nous essayons d’analyser appartient à la partie de la leçon qui porte sur les expressions usuelles issues des textes étudiés dans la semaine (au moment de la pratique selon C. Germain). Notre corpus comprend des activités didactiques concernant la transformation de certaines propositons données en expressions exigées par le manuel. Le contenu de cette séance se compose de 5 expressions que nous mentionnons après.

B. l’organisation des activités didactiques en classe : Concernant ce point, nous utilisons un cours pris en charge par une jeune enseignante française ayant un diplôme de FLE obtenu en France avec des années d’expériences d’enseignement du FLE en Asie. Avant de venir en Chine, elle a travaillé comme lectrice au moins un an au Japon. Traditionnellement, l’enseignant natif se charge en principe en Chine, des cours de communication dans l’enseignement des langues étrangères : cours oral, cours de compréhension orale, etc, lesquels se déroulent avec ou sans l’utilisatiion du manuel, selon la volonté de l’enseignant natif. Le deuxième corpus que nous allons analyser dans le cadre de l’organisation des activités didactiques est issu d’un cours oral d’une classe de débutants avec qui la lectrice française ne travaille que depuis un peu plus de trois mois avec un manuel français « Café crème ». En pratique, l’utilisation d’un manuel n’est pas une obligation pour l’enseignante française, elle est libre de l’employer ou non à condition que la qualité de son enseignement soit assurée et que le contenu de son enseignement soit acceptable pour l’administration pédagogique. La séance qui nous intéresse a eu lieu le lendemain de la fête de Noël. L’enseignante saisit cette occasion pour organiser les activités didactiques d’un cours oral sur la fête de Noël. Nous essayons de segmenter les activités didactiques de ce cours d’après le type d’échanges, car elles s’opèrent dans cette classe d’une manière traditionnelle et communicative à la fois.

C. le thème du discours : Le cours que nous analysons dans la perspective du thème du discours est un cours géré par une enseignante chinoise de français. Il a eu lieu à la fin du printemps et au début de l’été 2003 à Pékin. Cette séance concerne une discussion entre une dizaine d’apprenants de français en deuxième année autour d’un thème introduit par un courrier électronique. La séance est tout à fait différente des deux autres, car la classe se déroule d’une manière conversationnelle. L’enseignante ne joue pas le rôle principal interactionnellement et elle se met à l’écart pour noter les fautes grammaticales sans intervenir dans les discussions des apprenants. Les apprenants, avec des interventions initiatives, ont pris assez longtemps la parole à tour de rôle pour exprimer leur point de vue vis-à-vis de l’attitude humaine des peuples mexicain et chinois, face aux catastrophes naturelles. Ce qui nous intéresse, c’est que les apprenants organisent leur propre discours en français et manifestent leurs capacités linguistique et communicative. Nous réalisons donc la segmentation de ce corpus en fonction du thème de discours.

En ce qui concerne le rôle de la classe, R. Bouchard a indiqué que la classe était considérée comme un lieu de rencontre scolaire où les échanges verbaux avaient une finalité différente de celle de l’interaction quotidienne.

Pour la théorie de C. Germain, le didactème s’adapte à la segmentation séquentielle qui se compose des activités traditionnelles mentionnées par R. Galisson : présentation, explication, exploitation, transposition, etc.

Sur le plan discursif, ce sont surtout les mots d’articulation (Alors, OK, Bon, Bien, Voilà …) qui marquent la relation interactionnelle dans les activités didactiques en classe dans le discours de l’enseignant :

En ce qui concerne l’organisation des activités, il arrive parfois que ce qui marque une activité distincte est une intervention bornale de la part de l’enseignant pour passer à une autre activité didactique :

Le contenu de l’enseignement est un élément fondamental dans nos corpus. Il marque clairement le changement d’activités au niveau de la structure interactionnelle :

Dans le découpage des corpus, ce sont parfois des critères d’ordre discursif, parfois des critères de nature plutôt pédagogique, parfois des critères de contenu qui ont constitué notre principe de découpage pour faciliter l’analyse ultérieure.

Selon C. Germain, le didactème est défini comme la plus petite unité d’enseignement, dotée à la fois d’une forme (une activité observable en salle de classe) et d’un contenu d’apprentissage (une portion de la matière enseignée). Pratiquement et méthodologiquement, on peut recourir à un principe de pertinence, fonction didactique (but et contenu d’apprentissage) et à une technique d’analyse, structure interactionnelle pour définir les didactèmes. Après une longue observation de classes, C. Germain a transcrit des corpus enregistrés et divisé les activités didactiques (A.D.) en 7 types (C. Germain 2001 :460):

Dans notre recherche didactique sur l’enseignement du FLE, nous tenons à suivre le principe de didactème élaboré par C. Germain pour découper nos corpus. Sa forme d’analyse des activités didactiques découpe le corpus en tranches thématiques, délimitées par des marqueurs d’ouverture et de clôture.

En règle générale, une unité d’enseignement est composée de plusieurs séquences préparées préalablement par l’enseignant. La segmentation interactionnelle des corpus en structures séquentielles peut être favorable à notre analyse profonde afin de découvrir le déroulement linéaire et chronologique de l’enseignement et la relation entre chaque séquence pédagogique. D’après C. Germain, il paraît possible de dégager une structure séquentielle, faite de régularités de combinaisons des activités didactiques. Nous voyons ci-dessous un exemple de segmentation structurelle du corpus que nous avons effectuée d’après les critères portant sur le contenu de l’enseignement pour illustrer les relations existant entre les activités interactionnelles et entre formes, contenus et but d’enseignement au cours des activités didactiques.