VII. 3.1. La pratique langagière et la typologie des questions

La question a une fonction très importante dans l’animation de la classe de langue étrangère, elle permet à l’enseignant de « vérifier si l’apprenant sait dire ou sait faire et d’évaluer le degré de ce savoir-dire et / ou de savoir-faire » (D. Boissat 1991 :264).C’est grâce à elle que l’enseignant met son public en interaction didactique. Pour cette raison, beaucoup de didacticiens et linguistes ont accordé une attention particulière à la question dans l’enseignement / apprentissage.

Dans la communication réelle, la question est un « énoncé qui se présente comme ayant pour finalité principale d’obtenir de L2 un apport d’information » (C. Kerbrat-Orecchioni 1991 :14). Pourtant dans l’interaction didactique, la finalité de la question est beaucoup plus complexe que celle de la communication quotidienne. Comme D. Boissat (1991 :266) l’a souligné, l’enseignant « a pouvoir de poser à la fois des questions légitimes conformément au droit naturel, lié à l’usage social du discours, et des questions légales (même illégitimes) relevant d’un droit proprement institutionnel en vertu de l’existence du contrat didactique. »

Dans l’enseignement / apprentissage de langue étrangère, nous remarquons que la question didactique en classe, autant que celle d’examen où le questionneur connaît déjà la réponse sont considérées comme de fausses questions (D. Boissat 1991 :266). Elles ont comme but la construction linguistique, avec la motivation, d’amener l’apprenant à faire, à l’intention de l’enseignant, une production langagière qui offre une information particulière. Le contrat didactique autorise l’enseignant à employer la feinte et la simulation à des fins de démonstration langagière.

En classe de langue, nous observons aussi que la question didactique peut avoir pour but d’obtenir une information que l’enseignant ne connaît pas ; ce type de question est appelée « vraie question » (D. Boissat 1991 :266). Pour mieux préparer l’apprenant à une communication hors classe et à une prise en charge de son apprentissage, l’enseignant peut momentanément poser des questions plus personnelles, plus en relation avec le vécu de l’apprenant.

Dans l’enseignement / apprentissage de la langue étrangère, la question est naturellement devenue un des dispositifs les plus souvent utilisés par l’enseignant en classe. Comme L. Dabène et F. Cicurel (1990 :23) l’ont indiqué « ce qui frappe l’observateur d’un cours de langue est le fait que l’enseignant procède presque exclusivement par questions. » La question orale est un trait spécifique de la classe de langue. Nous n’imaginons pas un enseignant qui ne poserait pas de question. Qu’elle soit fausse ou vraie, elle permet d’animer la classe, parce qu’elle est un acte illocutoire dans la communication. Beaucoup de chercheurs travaillent sur ce point depuis longtemps ; la question est devenue le premier outil pour animer les activités didactiques et pour motiver les apprenants dans leur apprentissage. De plus, elle laisse la possibilité à l’enseignant d’orienter les apprenants dans la direction souhaitée.

Dans l’animation d’une classe, savoir poser des questions aux apprenants constitue une stratégie didactique pour l’enseignant de langue étrangère.

Examinons ici le questionnement pour montrer comment l’enseignante native et l’enseignante non native l’utilisent pour organiser l’interaction didactique.

Pour la classe (1), l’enseignante chinoise exploite les fausses questions ou les questions grammaticales du manuel pour provoquer l’animation de la classe. Il faut indiquer ici qu’il est vraiment difficile pour elle de poser des questions en cadrage « grand angle » (D. Boissat 1991 :276), car le contenu préalablement déterminé du manuel ne lui permet pas d’élargir son terrain de travail ; elle est obligée de finir en temps limité la tâche d’enseignement du jour. C’est le contenu du manuel qui règle ses activités didactiques et l’empêche d’avoir autant de liberté que ses collègues. En effet, l’enseignante doit conduire les étudiants dans la pratique propre à la leçon en suscitant la transformation orale des expressions qu’ils viennent de rencontrer dans le texte. La production des apprenants est donc exigée linguistiquement à cette étape. Nous allons nous attacher à trouver les caractères particuliers de cette stratégie du questionnement.

Dans notre analyse du corpus ECy, nous découvrons que malgré son caractère contraint, la classe est animée :

  1. Par de fausses questions concernant la compréhension orale.

L’intervention en 66 comprend deux parties. La première partie est amorcée par un marqueur interactionnel « alors »  qui borne la fin de l’échange précédent et par la consigne « écoutez // la phrase (!)» qui annonce un nouvel échange. Sur le plan de la question, l’enseignante élabore une stratégie didactique d’animation de la classe. La première fausse question est issue du manuel, elle demande aux apprenants d’y répondre, en utilisant l’expression préconisée par le manuel. L’enseignante n’a pas d’autre choix que de suivre le programme d’enseignement préalablement déterminé par le manuel. Mais en réallité, nous remarquons que l’enseignante va animer les activités didactiques en élaborant une nouvelle question en fonction des réactions des apprenants. La deuxième question «qu’est-ce que c’est / jouet ↑ », posée en métalinguistique, vise à vérifier si toute la classe connaît ce mot « jouet ». La seconde question, dépendante de la première, a un rôle d’animation. Il en est de même pour la question en 13 « qu’est-ce que c’est des avis ↑ xxx » et en 15 « est-ce qu’on peut dire // faire un avis pendant », etc (cf. le corpus ECy)… Ce genre de question explicative est une caractéristique du questionnement de l’enseignante dans l’animation de la classe.

  1. Par une fausse question concernant la correction de la faute grammaticale de l’apprenant.

Dans la production de l’apprenante Ase en 30, l’enseignante a remarqué une faute grammaticale concernant le pronom C.O.D. L’apprenante Ase a remplacé dans la production « une réparation inutile » par le pronom C.O.D. « le ». Etant donné qu’il s’agit d’une faute fréquente (c’est pas mal / dans la classe ↓), l’enseignante, pour attirer l’attention de toute la classe, a posé la question en forme de répétition dans son intervention en 31 ; elle cherche à aboutir à une correction collective, avec la motivation d’animer toute la classe. Il en est de même pour les questions dans l’intervention de l’enseignante en 39, en 42. etc (cf. le corpus ECy)…

  1. Par une question relancée pour obtenir la forme grammaticale de production souhaitée.

La production de la forme linguistique correcte constitue l’objectif de ces activités didactiques, exigé par le programme. Bien que la production de l’apprenant soit acceptable au niveau de la communication, l’enseignante fait quand même une intervention afin d’orienter la production langagière de l’apprenant vers celle qu’elle souhaite. En 34, la production de l’apprenante Aso est acceptable sur le plan de la communication ( je n’ai pas besoin de / une heure ah :: en moins // en moins / de une heure ↓). Dans la première partie de l’intervention de l’enseignante en 35, nous observons son évaluation positive : « vous pouvez écrire ↑ je n’ai pas besoin / d’une heure / pour écrire cette lettre ↓ » ; dans la deuxième partie, elle relance la question accompagnée d’une proposition corrective sous la forme conditionnelle pour obtenir la formulation correcte « en moins de + temps ». C’est la question relancée qui oblige Aso à refaire la transformation en suivant strictement la forme exigée par le manuel et attendue par l’enseignante.

Ce sont de fausses questions qui constituent dans la classe (1), la stratégie interactionnelle de l’enseignante chinoise. Mais dans la classe (2) prise en charge par l’enseignante française, nous rencontrons non seulement de fausses questions, mais aussi des vraies. Après avoir analysé nos corpus, nous observons que la classe (2) est menée

  1. Par de fausses questions.

Au début des échanges entre l’enseignante et les apprenants, la fausse question « alors aujourd’hui nous sommes quel jour» voit immédiatement naître 3 interventions animées. En 2 As, nous voyons l’opposition entre deux groupes d’ apprenants, en 4 cette opposition est devenue plus évidente, et en 6 toute la classe s’est mise d’accord. En 7, l’intervention de l’enseignante démontre une fois encore que c’est une fausse question.

  1. Par de vraies questions.

Après une question pédagogique (en 89), l’enseignante passe tout de suite à une vraie question. Le déplacement d’une fausse question à une vraie pour but d’évaluer la bonne maîtrise de l’expression « être né(e) + la date ». Et il permet également de créer, temporairement, dans la classe, un lieu de communication réelle entre les interactants. Les tours de parole de l’enseignante comprennent ainsi deux types de question, une fausse en 89 pour la pratique de la connaissance linguistique, et une vraie en 91 pour la pratique de la communication à venir.

  1. Par de fausses questions reformulées sous des formes linguistiques courtes et simples.

La stratégie du questionnement est caractérisée par la simplicité structurale du discours de l’enseignante et la reformulation de ses questions. La question pédagogique y apparaît proche de la question communicative. Il est clair que l’enseignante native possède l’avantage non négligeable de pouvoir poser des questions à l’improviste, sans besoin de préparation linguistique pour animer ses activités didactiques de classe.

  1. Par la répétition ou la reformulation de la question posée par l’apprenant.

Dans l’objectif d’animer la classe, l’enseignante utilise la question de l’apprenant pour développer le contenu de son enseignement ; en 178, nous avons la question posée à l’enseignante, et en 179, nous avons immédiatement la répétition de cette question par l’enseignante qui signale ainsi, à toute la classe, qu’elle va répondre au problème concernant la religion. Nous remarquons que cette question appelle une étape discursive composée des éléments relatifs à la fête de Noël en France : problème de religion, messe de minuit, chants de Noël, vœux de Noël. etc. (cf. le corpus EFp)

  1. Par la cohérence des questions au niveau du thème de discours.

Ces 4 questions portent sur le même thème d’activités didactiques, c’est-à-dire que tous ces échanges entre l’enseignante et son groupe d’apprenants se déroulent autour du vocabulaire concernant la fête de Noël ; il existe entre elles une cohérence thématique.

Dans la classe (3), l’enseignante n’utilise pas fréquemment l’intervention interrogative par rapport à sa collègue française. Cette quasi absence est à l’origine de l’organisation des activités didactiques et correspond à son objectif. Ayant l’intention de donner aux apprenants l’occasion de pratiquer le français en classe de conversation sous sa direction, l’enseignante se retire  derrière le rideau de la scène  linguistique, tout en jouant le rôle de  souffleur. Pourtant, nous pouvons quand même remarquer qu’au moment de transposition, l’enseignante utilise une vraie question pour animer la classe. En d’autres termes, nous pouvons dire que l’animation de la classe conversationnelle se réalise

  1. Par une vraie question qui demande aux apprenants d’exprimer leur opinion individuelle et leur défense argumentative sur un thème.

1. E : … est-ce que l’on doit lutter comme le mexicain /

La marque linguistique « est-ce que » signe généralement une question fermée qui attend simplement une réponse positive ou négative. Mais cet acte langagier de l’enseignante en forme de question marquée par « est-ce que » n’attend pas ici une réponse simple en raison du verbe « devoir », qui a une fonction discursive. Il indique la possibilité d’avoir des opinions différentes sur le thème conversationnel donné.

  1. Par une question interventionniste

L’intervention interrogative en 13 s’inscrit au moment où l’apprenante Zf en 12 veut achever son discours en faisant une conclusion qui n’est pas claire. Pour prolonger la discussion et pour trouver une conclusion adaptée, l’enseignante utilise la question « quoi ↑/ c’est quoi ↑ », reformulée, pour solliciter la participation des autres à l’atteinte de son objectif.

  1. Par une question de l’apprenant

Comme sa collègue française, une autre stratégie de l’enseignante est de profiter de la question de l’apprenant pour animer ses activités didactiques. En 23, dans son intervention, Jl veut poser une question à toute la classe. Avec la réaction collective qui s’ensuit, (rire pour toute la classe), on pourrait s’attendre à ce que l’enseignante considère la question comme très discutable. En effet, dans une classe chinoise, si l’on utilise le manuel de français rédigé par des experts chinois, il est impossible d’avoir une conversation au sujet d’une femme nue. Or, dans la classe de conversation sans manuel, l’enseignante valide la question de l’apprenant en affirmant « c’est une bonne question » en 24, conviant ainsi toute la classe à discuter, ouvertement et sans restriction, du sujet. Pour elle, l’objectif n’est pas de défendre une norme sociale, mais de faire parler les apprenants, de faire qu’ils expriment leur avis en langue étrangère. L’intervention évaluative de l’enseignante, sous forme appréciative, assure, à ce moment, l’animation de la conversation.

  1. Par une question soulignée par le marqueur « n’est-ce pas » pour demander l’accord des autres.

L’intervention de l’enseignante, qui vise à encourager les apprenants à participer à la communication, révèle l’emploi d’autre type de question caractéristique : c’est la question qui sous demande l’accord aux autres. Ce type de question a fonction de l’imposer dans les échanges verbaux. En 28, les questions de ce type comprennent interactionnellement deux fonctions différentes : La première concerne le partage de l’avis avec Jl (la réputation, c’est important pour une femme) ; La deuxième interprète implicitement une autre question par le pronom infinitif (quelque chose) afin d’introduire la suite de la conversation.

Ayant analysé ces trois corpus, nous voulons répéter ce que F. Cicurel (1990 :35) a souligné: « il est certain que les questions ont une visée stratégique » et indiquer que : 

  • Les fausses et vraies questions se succèdent (la plupart des questions sont de fausses questions) durant le processus des activités didactiques pour aboutir à l’animation de la classe. La fausse question est plutôt orientée vers la forme linguistique, la vraie question crée temporairement un lien de communication réelle entre l’enseignant et son public.
  • La question de l’enseignant s’inscrit plutôt dans son intervention évaluative au cours de l’interaction didactique afin d’arriver à animer la classe.
  • La question est vraiment une stratégie efficace pour l’enseignant dans l’animation des activités didactiques.
  • L’enseignant sait utiliser, au cours des activités didactiques, des facteurs intéressants, des questions des apprenants pour animer la classe.

Les identités de stratégie dans le questionnement pour animer la classe se traduisent dans les domaines suivants :

  • Pour la classe (1), la question est longue, mécanique et préalablement programmée, elle vise à l’acquisition de la forme linguistique. La classe est souvent animée par de fausses questions. L’enseignant a moins de liberté pour élargir le terrain d’animation.
  • Pour la classe (2), la fausse et la vraie questions sont proches de la situation de la communication réelle. Elles sont courtes et faciles. Dans l’animation des activités didactiques, l’enseignante française a une grande liberté pour poser des questions qui suivent les réactions des apprenants. Elle a un avantage linguistique et une compétence communicative en langue enseignée par rapport à ses collègues non natifs.
  • Pour la classe (3), ce sont des questions ouvertes qui sollicitent l’avis de chaque participant sur le thème de conversation. La question courte et simple est posée d’une manière sollicitative et communicative avec un objectif pédagogiquement clair : faire dire.

L’étude et l’analyse de la question mettent en lumière le rôle des questions, considérées comme une des stratégies interactionnelles menées par l’enseignants dans l’animation de la classe. Nous observons dans nos corpus que grâce aux questions, les professeurs motivent les étudiants à participer aux activités didactiques. Aussi pouvons-nous affirmer que la question anime la vie de la classe.