VII.3.2. La pratique langagière et la variation codique

Dans cette partie nous utilisons le terme  variation codique  pour caractériser « en milieu exolingue » (L. Dabène1990 :8-9) une activité didactique dans l’interaction entre l’enseignant et son public ou entre les apprenants. La variation codique signifie qu’au moment nécessaire, on parle une autre langue que la langue enseignée au cours des activités didactiques. L’emploi de cette seconde langue dans l’interaction construit le pont translinguistique qui va permettre d’accéder facilement au sens dans l’intercompréhension.

Dans notre travail de recherche, nous voulons employer ce terme à la fois pour décrire des échanges en chinois entre l’enseignant et ses apprenants et pour analyser la nécessité de la variation codique dans l’organisation de la classe de FLE.

Dans notre champ d’application, la variation codique se manifeste de deux manières : traduction en langue maternelle pour une proposition et alternance codique en langue maternelle pour un terme, afin de faciliter l’intercompréhension.

Dans l’histoire des méthodologies de l’enseignement d’une langue étrangère, la méthode de grammaire-traduction a été un des outils les plus fréquemment utilisés. Il y a une influence considérable de cette méthodologie dans les manuels rédigés par des experts chinois de français. Cela nous démontre que cette méthode garde encore sa valeur dans l’événement d’enseignement / apprentissage du FLE en Chine. Jusqu’à aujourd’hui, dans les manuels destinés à l’usage des apprenants débutants, la présentation de la grammaire et du vocabulaire de chaque leçon est en chinois, y compris les notes pour faciliter la compréhension du texte. Le thème et la version à l’écrit ou à l’oral constituent une partie importante des exercices de la leçon. En Chine, à l’université, l’enseignant transmet le savoir linguistique aux apprenants débutants principalement en bilingue, c’est-à-dire en français d’abord, en chinois ensuite pour que les apprenants puissent comprendre. Dans cette situation exolingue, le parler bilingue est nécessaire ou même requis. C’est pour cette raison qu’en classe de débutants, c’est toujours l’enseignant chinois qui donne le cours principal à l’université : 8 heures par semaine au moins. L’altérité linguistique devient un trait identitaire dans l’enseignement / apprentissage en Chine par rapport à celui du CIEF à Lyon 2 en France.

Au sujet de la variation codique, elle se manifeste aussi en classe avancée à l’université en Chine, parce que la formation des traducteurs, des interprètes, des guides touristiques, des fonctionnaires francophones etc. est également la finalité de cet enseignement universitaire. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi en troisième et quatrième années universitaires, on ajoute dans le programme d’enseignement du FLE, un cours de traduction et un cours d’interprétation bilingue.

La traduction est considérée encore dans l’enseignement universitaire comme outil traditionnel de l’enseignement du FLE ; la méthode de grammaire-traduction est employée comme procédé de présentation, d’explication et d’assimilation des formes linguistiques, surtout au niveau des débutants. C’est un procédé traditionnel d’explication lexicale ou grammaticale ; et, en effet, la traduction en langue maternelle rend « les explications plus claires, plus courtes et plus complètes » (C. Puren 1988 :124). 24 Nous pensons qu’en milieu exolingue, dans l’enseignement / apprentissage d’une langue étrangère, l’emploi de la langue maternelle est nécessaire afin d’économiser du temps dans l’organisation de la classe : la langue maternelle joue le rôle d’intermédiaire pour la compréhension.

L’alternance codique permet aussi, dans l’animation de la classe, une accélération du déroulement des activités didactiques. Si l’enseignant fait en français l’explication d’un terme spécial, cela peut prendre beaucoup de temps pour que les apprenants puissent le saisir et l’activité principale en sera réduite d’autant. Parfois l’enseignant non natif est obligé d’utiliser l’alternance codique pour faire accéder rapidement à la compréhension ; quant au natif, il doit profiter de la compréhension des autres (apprenants ou observateur par exemple) pour mettre rapidement les apprenants dans la compréhension.

Pour cette raison, nous remarquons, dans nos corpus enregistrés dans les classes traditionnelles, que la traduction et l’alternance codique sont marginalement utilisées pour continuer à organiser les activités didactiques, que ce soit dans la classe prise en charge par l’enseignante non native ou par l’enseignante native. Bien que notre objectif soit de former des apprenants au bilinguisme, aucun professeur ne donnera le cours de français en chinois, parce qu’apprendre une langue étrangère, c’est aussi apprendre à réfléchir d’une autre manière. Durant notre observation, l’enseignante native et la non native utilisent la stratégie translinguistique pour faciliter de façon localisée la pratique du savoir linguistique.

La pratique translinguistique se manifeste souvent après la répétition du discours ou après le discours métalinguistique de l’enseignante, pour construire la passerelle nécessaire à donner le sens d’une proposition ou d’un terme, à un moment difficile de l’intercompréhension.

Dans la classe (1), le pont translinguistique est construit en traduction et en alternance codique par l’enseignante ou par l’apprenant autorité à le faire.

Dans ces échanges entre l’enseignante et son public, nous trouvons deux types de passerelle translinguistique. Le discours bilingue de l’enseignante se manifeste en 62, et la passerelle translinguistique, construite en traduction d’abord par l’apprenant Aa, et ensuite, par l’enseignante, se situe en 65 et en 66. Il faut souligner que cette variation codique est précédée d’une définition en métalexique.

L’enseignante lance en 60 un nouvel exercice comprenant un terme « le magnétophone » que les apprenants ne comprennent pas. Leur incompréhension constitue un obstacle local pour le déroulement de cet exercice oral. L’enseignante essaie de leur expliquer ce terme d’une manière métalexicale « c’est un outil / avec lequel / on peut écouter des cassettes ↓ » après avoir répété trois fois «le magnétophone ». La réaction des apprenants en 61 démontre leur difficulté à saisir. Et dans la première partie de 62, nous remarquons que la reformulation de l’enseignante « un appareil / par lequel / on peut écouter / des cassettes // » ne connaît pas plus de succès. Alors le dernier recours de l’enseignante est l’usage de la langue maternelle, soit par la consultation du dictionnaire, soit par la stratégie translinguistique. L’enseignante choisit d’abord l’alternance codique en chinois, pour gagner du temps et pour garder la piste des exercices.

Ensuite, pour s’assurer de la compréhension, et avant de terminer son intervention de 62, l’enseignante donne deux fois à l’apprenant Aa la consigne de traduire la phrase. Comme cette traduction ne correspond pas à ce qu’elle attend, elle entame tout de suite une reformulation de la traduction d’Aa en 66.

Pour la classe (2), il en est de même. La lectrice française essaie de trouver tout d’abord d’autres stratégies interactionnelles : métalinguistique, répétition, par exemple. Elle est contrainte de passer à la traduction. La seule différence alors entre l’enseignante native et l’enseignante non native, c’est que cette dernière partage la langue maternelle avec son public, alors que la première doit construire une passerelle translinguistique en utilisant, soit un dictionnaire bilingue, soit son public, voire un autre support disponible. Après les stratégies interactionnelles : métalinguistique, répétition, reformulation, la variation codique est le dernier recours stratégique.

L’exemple que nous citons ici concerne également un nouveau terme, « des huîtres », que l’enseignante native est incapable d’expliquer clairement aux apprenants malgré la définition métalexicale abordée de manières différentes : d’abord « des huîtres c’est dans la mer c’est dans la mer c’est dans la mer ↓ », ensuite « il n’y en a pas à Pékin », puis « ça s’ouvre » et enfin «je mange des huîtres ↓ ». C’est vraiment  un mot spécial  comme l’enseignante native l’indique dans son discours« le mot spécial». Et ce qu’elle finit par faire, c’est de demander aux apprenants de consulter le dictionnaire. Pour gagner du temps dans l’organisation de la pratique langagière, elle donne en 231 la consigne à l’apprenant qui connaît ce terme, de refaire la traduction « encore une fois plus fort↑ ».

On trouve un autre exemple de l’alternance codique dans l’interaction didactique de la classe (2), il porte aussi sur la compréhension d’un nouveau terme que l’enseignante est incapable d’expliquer en langue maternelle des apprenants.

Cet exemple est un peu particulier. L’enseignante native profite, de la présence d’un observateur francophone de classe pour utiliser la variation codique à la fin de son discours en 237 « peut-être Monsieur WANG MING LI vous allez nous expliquer la dinde en chinois↑ ». Toutes ces explications en français ne réussissant pas à faire comprendre le mot aux étudiants, elle a recours à la stratégie translinguistique. Seule, l’alternance codique peut sortir toute la classe de la difficulté ; et animer leur travail collectif. Nous pouvons dire que la variation codique a une fonction marginale et indéniable dans l’organisation de l’apprentissage de la langue étrangère, non seulement pour l’enseignant non natif, parlant la même langue maternelle que ses apprenants, mais aussi pour l’enseignant natif qui ne parle pas la même langue maternelle que ses apprenants.

Dans la classe (3), nous ne trouvons aucun phénomène translinguistique, ni dans le discours de l’enseignante chinoise, ni dans les discours des apprenants. Ce qui nous frappe, c’est que la métalinguistique joue le rôle de passerelle aux moments linguistiquement difficiles bien que le contrat didactique n’interdise pas l’usage de la langue maternelle dans l’enseignement de la langue étrangère.

Le recours à la translinguistique peut être un des moyens d’assurer l’intercompréhension en cas de difficulté, parce qu’« elle constitue un moyen immédiatement disponible pour maintenir la communication » (D. Moore2001 :16). Mais elle ne peut en aucun cas devenir une facilité qui dispense des autres moyens (par exemple dans la classe de conversation). Apprendre une langue, c’est construire progressivement un nouvel objet. Dans ce processus, le rôle de l’enseignant ne saurait être uniquement de guider l’acquisition, mais plutôt de créer des conditions favorables à l’apprentissage.

Il nous paraît maintenant nécessaire de souligner que :

  • La variation codique est seulement utilisée dans la classe (1) et la classe (2) où les enseignantes organisent leur classe d’une manière traditionnelle. Pour la classe (1), la pratique est fixée par le manuel. Pour la classe (2), elle est dirigée par l’enseignante. La fonction de la variation codique y est indéniable en raison d’obstacles linguistiques. Pour la classe (3), la transposition se déroule après l’introduction thématique de l’enseignante, les apprenants deviennent acteurs principaux de la scène linguistique. Ils s’expriment en français tout en fouillant dans leurs valises de mots, la variation codique n’est donc pas nécessaire.
  • La variation codique se manifeste en traduction et en alternance codique et elle n’entraîne pas au cours de l’interaction un changement de la relation interpersonnelle bien que l’enseignante native utilise d’autres supports translinguistiques.
  • La variation codique est exploitée en principe aux moments linguistiquement difficiles, après les autres stratégies interactionnelles et pour mettre les apprenants en situation d’intercompréhension, que ce soit par l’enseignante native ou par la non native.
  • La variation codique est l’avantage de l’enseignante chinoise en classe en Chine, mais elle doit en restreindre l’utilisation dans l’enseignement. Pour l’enseignante chinoise, la variation codique se manifeste en traduction et en alternance codique.
  • La variation codique est aussi possible en cas de besoin pour l’enseignante française qui peut l’utiliser à travers d’autres supports translinguistiques. Elle ne se manifeste qu’en alternance codique. C’est la seule différence que nous pouvons souligner au sujet de la variation codique entre l’enseignante non native et l’enseignante native.
Notes
24.

C. Puren l’a cité In Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues, page 124, CLE international, 1988, Paris.