3.1.1. La naissance du sens lexical

Le sens lexical se construit par la réunion de deux entités psychiques, c'est-à-dire le concept mental et l'image acoustique de l'unité lexicale (Saussure, 1995 : 99). Dans cette vision, l'unité lexicale reste coupée du monde extra-linguistique ainsi que des "choses" qui se passent dans la réalité. Néanmoins, il est possible de défendre la nécessité de tenir compte de la réalité pour la construction du sens lexical. Kleiber (1997) remarque, par exemple, que "le réel est en dehors du linguistique et n'a donc logiquement rien à faire dans les affaires du langage". En contrepartie, il argumente que si l'on accepte que "parler" signifie "dire quelque chose", le réel fait partie des études linguistiques, puisque c'est sur cette chose que le locuteur exerce son dire. Dans cette optique, Kleiber (1997) postule qu'accepter que "les expressions linguistiques réfèrent à quelque chose, qu'elles ont un référent, revient à accepter l'existence de ce référent." Il se rapproche ainsi de la représentation de la signification des unités lexicales par un modèle triadique développé dans la philosophie du langage de l'antiquité qui prend en compte aussi bien le concept mental, l'image acoustique et le réel. Par ailleurs, Rastier (1991 : 75) affirme que "les paroles se réfèrent aux choses désignées moyennant les concepts".

Compte tenu de ces arguments et de l'objectif immédiat de ce travail, c'est-à-dire de présenter des bases théoriques pour l'acquisition lexicale en langue cible, la prise en compte de la référence vers le monde réel nous paraît important. Une adaptation d'un modèle proposé par Rastier (1991 : 89) permet une explication du processus par trois niveaux différents : la réalité, le concept mental et l'unité lexicale :

Figure 8 : réalité, création du conceptuel mental et niveau linguistique (Rastier, 1991 : 89)
Figure 8 : réalité, création du conceptuel mental et niveau linguistique (Rastier, 1991 : 89)

Dans ce processus de conceptualisation de la signification, un simple lien entre une unité lexicale et un concept mental ne suffit pas pour construire le sens lexical. En effet, la création des concepts mentaux nécessite un contact de l'individu avec la réalité. Ce processus démarre dès le plus jeune âge de l’enfant par la découverte de son environnement. Pour chaque chose que l’enfant perçoit à l’aide des différents sens (le toucher, l’odorat, la vue et l’écoute) il développe un concept, c’est-à-dire "une interprétation psychologique" (Rastier, 1991 : 125) et une représentation mentale. Ainsi, le cerveau enregistre progressivement toutes les expériences avec les différents objets qu’un locuteur rencontre au cours de sa vie. Le processus de conceptualisation est achevé lorsque le sujet parlant a accumulé suffisamment d’expériences pour s’en construire une "image mentale".

Dans un second temps, ces concepts sont liés au "niveau linguistique", c’est-à-dire avec les unités lexicales d’une langue. Lorsque le locuteur souhaite par la suite exprimer une idée, cette unité lexicale réfère à la "chose réelle" qui a permis la construction du concept mental.

Peut-on déduire de ce processus de conceptualisation que les unités lexicales reflètent toujours la réalité telle qu'un locuteur la perçoit ? Lorsque nous observons le choix effectué par le locuteur pour désigner des éléments de la réalité, il apparaît d'une part, que la même chose dans la réalité peut être désignée par deux unités lexicales différentes et d'autre part, qu'un même terme peut signifier deux réalités différentes. Ainsi, un "Reittier" peut être "ein Pferd" (un cheval) ou encore "ein Kamel" (un chameau) puisque les deux animaux peuvent être montés. Ensuite, lorsque nous comparons le lexique utilisé dans différentes langues, nous constatons que chaque langue appréhende, à travers de la perception de ses locuteurs, la réalité de différentes façons. Moeschler (1997 : 29) cite pour cela l'exemple du champ sémantique "bois" pour lequel la langue française et la langue allemande utilisent trois unités "arbre, bois, forêt", et "Baum, Holz, Wald", alors que la langue danoise n'emploie que deux unités "trae, skow". Une comparaison de la signification des unités lexicales dans les différentes langues est présentée dans le tableau suivant :

Figure 9 : découpage de la réalité dans différentes langues (Moeschler, 1997 : 29)
Figure 9 : découpage de la réalité dans différentes langues (Moeschler, 1997 : 29)

Dans ce schéma, nous observons que les valeurs sémantiques des différentes unités lexicales ne sont pas les mêmes : le terme allemand "Holz" signifie, par exemple, "matériau" alors que le terme français "bois" peut signifier aussi bien "matériau" que "sous-bois". Or, pour nommer le "sous-bois", la langue allemande utilise déjà le terme "Wald". Cet exemple montre que dans les différentes langues la correspondance n'est pas terme à terme.

Enfin, dans un texte, il convient de distinguer la référence virtuelle et la référence actuelle. Par référence virtuelle, on désigne habituellement la signification générale sans tenir compte des circonstances spécifiques du discours. La référence actuelle intervient, au contraire, à un moment spécifique du discours; elle permet de désigner une signification qui correspond à une idée que le locuteur exprime à un moment donné.