3.1.3. L'influence du contexte sur le sens lexical

Les unités lexicales sont rarement utilisées d'une manière isolée, elles apparaissent plutôt à l'intérieur d'un contexte ou en rapport avec un contexte. Précisons le concept du contexte : Mahmoudian (1997 : 59) cite différentes définitions du contexte de la part de Martinet, Labov et Kutz qui tiennent compte des séquences d'unités lexicales, des relations sociales, du discours et de l'expérience du monde. Il ressort de ces définitions deux possibilités de comprendre le concept du contexte : un contexte restreint peut être défini comme un ensemble d'éléments qui accompagnent une unité lexicale dans l'énoncé et au niveau du discours, alors qu'un contexte large tient de plus compte de la composante sociale, c'est-à-dire de la culture et de l'expérience du monde du sujet.

Comment le sens lexical se comporte-t-il en fonction de l'absence ou de la présence d'un contexte ? Pour répondre à cette question, nous opposons le sens lexical "hors contexte" au sens lexical "en contexte" en évoquant deux positions : celle de Milner (1989) qui postule qu'une sémantique lexicale est possible "hors contexte" ainsi que la position de Rastier (1991) qui estime que l'analyse sémantique implique nécessairement la prise en compte du contexte.

L'étude du sens lexical "hors contexte" par Milner (1989) apporte des précisions sur les propriétés des unités lexicales. Il postule, par exemple, qu'il est possible d'établir les propriétés d'un terme hors emploi. Son analyse se base sur la nécessité de dégager des éléments inanalysables, c'est-à-dire des atomes qu'il définit de la manière suivante :

‘"Les atomes de la théorie du lexique sont les lexèmes minimaux." (Milner, 1989 : 318)’

La question fondamentale consiste à trouver les propriétés permettant de différencier un individu linguistique de tout autre. Milner (1989) émet l'hypothèse que la constitution d'un terme n'est que l'ensemble des ses propriétés distinctives et que l'individualisation lexicale se base sur trois caractéristiques : l'appartenance à une catégorie grammaticale, la forme phonologique et la signification lexicale. Dans cette optique, les propriétés catégorielles jouent un rôle dans la distinction lexicale et on peut attribuer aux sujets humains la compétence de reconnaître, hors contexte, à quelle classe grammaticale un terme appartient. Ainsi, aussi bien en français qu'en allemand, une confusion entre un nom et un verbe est rare. L'individualisation lexicale passe également par la forme phonologique et la concaténation phonologique (ta b le) permettant une séparation des propriétés identificatoires. Enfin, il convient de tenir compte de la signification lexicale qui est constituée d'un paquet de propriétés et de la référence virtuelle (Milner, 1989 : 330). Une table a toujours comme propriété intrinsèque que "l'on peut y poser quelque chose", une chaise "sert pour s'y asseoir" et une armoire "sert pour ranger quelque chose". Ces propriétés intrinsèques rappellent les sèmes génériques qui ressortent lors de l'analyse sémique.

Néanmoins, il semble être nécessaire d'étudier le sens lexical "en contexte" puisque ce dernier est un ensemble d'instructions "contenues dans le texte qui permettent d'identifier un sémème et les traits qui le composent" (Rastier, 1991 : 157). En outre, il nous paraît important de tenir compte à la fois des circonstances de la construction du sens lexical, des besoins spécifiques de certaines unités lexicales, de la multiplicité des sens possibles et du processus de sélection d'un sens par un sujet.

En ce qui concerne les circonstances de construction du sens lexical, il convient, d'une part, de s'interroger sur les connaissances qu'un lecteur possède effectivement puisque celles-ci rentrent dans le traitement cognitif du sens lexical. De ce point de vue, le contexte possède une dimension sociale. D'autre part, il convient de considérer la "valeur informative" du contexte, c'est-à-dire des précisions que le contexte peut fournir pour amener le sujet à activer un sens lexical. Pour démontrer ce phénomène, Goldstein (dans : Kebeck, 1997 : 169) propose le schéma suivant qui montre dans la première ligne trois lettres et dans la deuxième ligne trois chiffres :

Figure 10 : construction des significations en fonction du contexte (Kebeck, 1997 : 169)
Figure 10 : construction des significations en fonction du contexte (Kebeck, 1997 : 169)

Lorsque le sujet est confronté à une situation ambiguë, il a tendance à chercher des informations complémentaires dans le contexte et il perçoit donc le signe de la première ligne comme la lettre B et le signe de la deuxième ligne comme le chiffre 13.

Par rapport à la construction du sens lexical, il est possible de distinguer deux sens différents en fonction des circonstances de lecture : la signification ou "Bedeutung" (Pinkal, 1985 : 38) qui est "l'objet à quoi l'expression réfère" Milner (1989 : 341), ainsi que le "Sinn", c'est-à-dire une façon actuelle de comprendre la signification lexicale à partir du contexte. Le schéma suivant visualise deux influences sur la construction du sens lexical en contexte : le degré de précision de l'unité lexicale et les différentes acceptions (Lesarten) :

Figure 11 : construction lexicale à partir du degré de précision du contexte et des alternatives du "Sinn"
Figure 11 : construction lexicale à partir du degré de précision du contexte et des alternatives du "Sinn"

La construction du sens dépend d'une part, du contexte lui-même (qui peut par ailleurs comprendre des composantes linguistiques et extralinguistiques) et d'autre part, des différentes possibilités de signification actualisées choisies par le lecteur. La contribution du contexte à la construction du sens devient visible, par exemple, par les expressions déictiques, qui réfèrent, en dehors de la langue, à la situation contextuelle, comme les pronoms personnels et possessifs, les expressions de lieu comme "hier", "da", "dort", "anderswo", "vorn", "hinten", "oben", "unten", "nahe", "weit", "herein", "hinaus", "hinauf", ainsi que la déictique temporelle comme "jetzt", "da", "dann", "damals", "gleich" et "bald". Il en est de même pour les unités lexicales anaphoriques comme, par exemple, les reprises de syntagmes par un pronom qui ont un rapport avec le contexte linguistique. Dans les cas de polysémie, dans les situations d'ambiguïté du sens et pour les unités lexicales dont la signification est floue ou vague, le lecteur choisit une signification actualisée, c'est-à-dire une alternative du "Sinn".

Enfin, Mahmoudian (1997 : 9) constate une influence des unités lexicales sur le contexte lui-même de ce qui revient à une "circularité du processus sémantique" (1987 : 88). En effet, pour comprendre le contexte, il est nécessaire de se référer aux unités lexicales qui le composent, mais la compréhension du sens de ces unités lexicales nécessite en même temps une prise en compte du contexte. Mahmoudian (1997 : 90) parle alors d'un "appariage" 2 (interaction entre les unités lexicales et le contexte) entraînant, par la sélection d'un sens actualisé, une modification de l'ordre hiérarchique des traits sémantiques. En tenant compte de plus d'un contexte plus large, comprenant également des informations extralinguistiques, Mahmoudian (1997 : 94) propose de concevoir le processus de réalisation sémantique comme un rapprochement des "connaissances des appariages possibles d'un énoncé et [de la] connaissance de l'acte de parole". Ainsi, la première fournit les éléments qui sont candidats à l'actualisation, alors que la seconde fournit les critères d'un choix parmi les candidats. Mahmoudian, (1997 : 94) constate cependant une certaine approximation de la réalisation sémantique puisque, souvent plusieurs appariages sont possibles et que le sujet choisit le plus probable.

Notes
2.

D'après Mahmoudian (1997 : 90), "l'effet le plus remarquable de l'appariage est la modification que peuvent subir les sens de chaque constituant dans leur ordre hiérarchique propre."