1.5.1. Deux systèmes langagiers

La mémoire doit enregistrer en moyenne une quantité importante d'informations lexicales pour pouvoir maîtriser une langue. Chez les adultes unilingues, la mémoire enregistre environ 50.000 mots; une personne maîtrisant plusieurs langues peut avoir un "stock" 5 de 300.000 mots. Pour chaque unité lexicale, le locuteur doit de plus connaître le fonctionnement syntaxique, contextuel et pragmatique. Comment la mémoire gère-t-elle l'enregistrement des informations lexicales ? Schwarz (1992) distingue un système langagier et un système conceptuel :

Figure 6 : la représentation des informations lexicales, sur la base des travaux de Schwarz (1992)
Figure 6 : la représentation des informations lexicales, sur la base des travaux de Schwarz (1992)

Le système langagier comprend le savoir lexical "au sens formel", c'est-à-dire les informations syntaxiques, morphologiques et phonologiques. Le système conceptuel ou "savoir au sens large" comprend les informations sémantiques. A l’intersection de ces deux types de savoir, Schwarz (1992) suppose un système de liaison par traits conceptuels. Selon les modèles sous-jacents, ces liens sont représentés soit sous forme de réseaux, soit en schèmes.

Ce modèle très schématique reflète la difficulté de représenter sur un support papier "plat" et "statique" les phénomènes extrêmement complexes qui se déroulent dans la mémoire. Le modèle ci-dessus se concentre alors uniquement sur deux faits importants, la distinction des deux types de savoir, sans tenir compte ni de la dynamique dans le développement des connaissances, ni des liens multiples existants entre les éléments enregistrés dans la mémoire, ni des différents types de connaissances (déclaratives et procédurales). De plus, il ne pose pas la question de l'organisation des différentes langues que le sujet peut maîtriser à différents niveaux de compétences. Pourtant, il s'agit là d'une question fondamentale.

Existe-t-il un endroit de "stockage" unique pour les informations langagières ou faudrait-il en présumer plusieurs ? En effet, ceci est un point de discussion non définitivement résolu par les chercheurs. Néanmoins, Erwin et Osgood (dans : Hamers et Blanc, 1983 : 23) postulent le développement de deux types de liens entre les unités lexicales d’une langue et les concepts mentaux correspondants en fonction du contexte d’acquisition du mot : les sujets ayant appris dès leur enfance deux langues en parallèle sont des "bilingues coordonnés", alors que les "bilingues composés" n'ont appris au départ qu'une langue maternelle suivie de l'acquisition ultérieure d'une seconde langue en cours institutionnalisés. Sur le plan de l'organisation des connaissances langagières, Erwin et Osgood notent les différences suivantes : le bilingue composé possède deux étiquettes linguistiques pour une seule représentation cognitive, alors que le bilingue coordonné enregistre des équivalents de traduction des unités lexicales correspondant à des unités sémantiques légèrement différentes.

Cette distinction peut-elle être absolue ? Au regard de la multitude des cas de figure pouvant se présenter pour l'ensemble des sujets bilingues, il semble être simplificateur de réduire le système langagier à deux formes d'organisation des informations langagières. Il est plus plausible de supposer l'existence de différentes formes de bilingualité qui se situent sur un continuum allant d'un pôle composé à un pôle coordonné. Ainsi, un sujet peut posséder une organisation lexicale composée pour certains concepts et une organisation coordonnée pour d'autres. Certains chercheurs postulent aussi que l'ensemble du lexique n’est pas lié et organisé de la même façon. Il y aurait alors pour une même personne des représentations différentes :

‘"Einige Arbeiten gehen im übrigen davon aus, daß nicht der gesamte Wortschatz aus zwei Sprachen auf dieselbe Weise untereinander verbunden sein muß, daß für einzelne Teilbereiche verschiedene Repräsentationen gelten ". (Albert, 1998 : 94)’

Le modèle proposé par Paradis (dans : Béthoux, 1998) permet également une combinaison du bilinguisme composé et du bilinguisme coordonné. Les différentes langues sont représentées chacune dans un "stock" séparé tout en possédant des liens inter-langagiers. Enfin, si l'on admet un fonctionnement de la mémoire d'après le principe de l'économie cognitive (Dubois, 1991), une constitution de liens mnésiques entre les deux "stocks" pourrait éviter un double enregistrement des concepts sémantiques et de certaines règles de construction lexicale.

Notes
5.

Du fait de l'activité de réorganisation permanente des informations enregistrées dans la mémoire, le terme "stock" est à comprendre ici pour une durée très courte.