3.1.1. Du modèle classique au modèle étendu

Chaque fois que nous percevons des choses dans notre environnement, nous sommes en train de catégoriser. Or, comment catégorise-t-on ? La réponse classique ou "aristotélicienne" est que "la catégorisation se fait sur la base de propriétés communes" (Kleiber, 1990 : 21). Dans cette optique, on suppose que les membres d'une même catégorie présentent un certain nombre d'attributs en commun. Pour vérifier si un objet appartient à une catégorie précise, on étudie si cet objet possède les attributs qui constituent le dénominateur commun de la catégorie. Si tel n'est pas le cas, l'objet en question ne fait pas partie de la catégorie. Cette conception de la catégorisation répond à un modèle de conditions nécessaires et suffisantes qui est connu sous le nom "CNS" (Kleiber, 1990 : 21). Dans ce modèle, les catégories sont définies par des propriétés qui sont partagées par tous les membres. Les concepts des catégories ont des frontières clairement délimitées et l’appartenance à une catégorie répond au système de "vrai" ou "faux". Le modèle classique en CNS a servi longtemps de base pour expliquer la structuration du monde perçu (Lakoff, 1987 : 5) :

‘"The idea that categories are defined by common properties is not only our everyday folk theory of what a category is, it is also the principal technical theory - one that has been with us for more than two thousand years." (Lakoff, 1987 : 5) ’

Cependant, cette vision des catégories ne peut refléter exactement la réalité et Lakoff (1987 : 16) rapporte un changement important :

‘"Wittgenstein pointed out that a category like game does not fit the classical mold, since there are no common properties shared by all games. " (Lakoff, 1987 : 16)’

Par la suite, les années 80 ont été marquées par des recherches en intelligence artificielle. Entre autres, les travaux de Rosch (dans : Dubois, 1991 : 32) ont fait avancer la recherche. Rosch a travaillé sur des modèles permettant une modélisation de la mémoire sémantique. A cette fin, elle a étudié les catégories sémantiques des objets du monde physique (faune et flore et plus tard, les objets manufacturés) et elle a développé un nouveau modèle : le modèle du prototype.

Dans le "modèle du prototype", la catégorie se définit en référence à un prototype, le meilleur représentant de la catégorie. Le prototype résume l’ensemble des propriétés de la plupart des exemplaires en fonction du principe de l‘économie cognitive. Cette organisation comprend deux dimensions : la dimension verticale,qui contient le niveau d’inclusion d’une catégorie (par exemple, plante, fleur, marguerite), alors que la dimension horizontale concerne la segmentation des catégories à un même niveau d’inclusion (par exemple : fleur, chien, chaise). A l’intérieur d’une catégorie, Rosch distingue différents niveaux de catégorisation, c’est-à-dire le niveau superordonné, le niveau de base et le niveau subordonné :

Figure 12 : différents niveaux de catégorisation
Niveau superordonné Plante animal meuble
Niveau de base Fleur Oiseau chaise
Niveau subordonné marguerite moineau Chaise longue

Le modèle standard du prototype présente quatre caractéristiques principales (Dubois, 1991) :

  1. Les catégories sont organisées dans des structures hiérarchiques et elles se déterminent par des distinctions inter-catégorielles et une ressemblance intra-catégorielle.
  2. Il existe un niveau de base privilégié, le niveau de base.
  3. Les membres des catégories naturelles sont mieux décrits par des attributs et des relations de ressemblance perceptive ou fonctionnelle que par des listes de traits indépendants.
  4. A un même niveau d’organisation, les membres d’une catégorie se situent sur une échelle de typicalité dont la place se définit par rapport à la ressemblance avec le prototype.

A l’intérieur de la structure taxonomique d’une catégorie, il existe un niveau de catégorisation privilégié : le niveau de base pour lequel les catégories possèdent le plus d’attributs en commun. C’est aussi le niveau le plus inclusif (le plus abstrait) et qui reflète la structure des attributs perçus dans le monde. Les exemplaires d’une catégorie ne représentent cependant pas de propriétés communes à tous les membres et les frontières des catégories ont des contours flous. Pour permettre une distinction des catégories entre elles, c’est-à-dire à un niveau horizontal, le modèle prétend l’existence d'une instance centrale, le prototype qui contient les attributs les plus représentatifs à l’intérieur d’une catégorie. Tous les membres d’une catégorie peuvent être décrits par des attributs et ils sont comparés avec le prototype, le "meilleur exemplaire" de la catégorie. Le jugement de l'appartenance à une catégorie s’effectue sur la base du degré de similarité avec le "meilleur exemplaire" d’une catégorie, le prototype :

Figure 13 : "modèle standard" du prototype (Dubois, 1991 : 105)
Figure 13 : "modèle standard" du prototype (Dubois, 1991 : 105)

Tous les membres de la catégorie ont un degré de typicalité qui se définit par rapport à leur ressemblance avec le prototype. Ainsi, lorsque nous supposons que le moineau est le plus typique dans la catégorie des oiseaux, le canard, qui lui ressemble peu, est un exemplaire peu typique pour la catégorie des oiseaux.

Ce modèle peut être critiqué à la fois par rapport à l’importance accordée au prototype en tant que base de structuration de la catégorie et par rapport au caractère flou des frontières des catégories. En effet, un canard reste un oiseau, même s’il est moins typique de la catégorie des oiseaux que le moineau. Kleiber (dans : Dubois, 1991 : 111) décrit alors un modèle révisé, qui tient compte de cette critique. Le prototype comme représentant des concepts des catégories et comme entité organisatrice de la catégorie disparaît.

A sa place, Kleiber ne suppose plus d'effets prototypiques qui sont expliqués par la structure des catégories. Il les remplace par des relations de ressemblance de famille entre les membres d’une catégorie. Par opposition aux versions précédentes, ce modèle supprime l'exigence des propriétés nécessaires pour faire partie d’une catégorie (modèle CNS) ainsi que la ressemblance avec le représentant de la catégorie (modèle du prototype). La catégorisation se trouve justifiée par des liens d’association. Il suffit que chaque exemplaire de la catégorie partage au moins une propriété avec un membre de la catégorie :

Figure 14 : modèle de la version "air de famille" (Dubois, 1991 : 113)
Figure 14 : modèle de la version "air de famille" (Dubois, 1991 : 113)

Par rapport au "modèle du prototype", la théorie de ressemblance de famille fournit un modèle relativement ouvert qui s’adapte à de nombreux phénomènes lexicaux. En contrepartie, il rompt aussi avec le sens basique de la notion du prototype.

Le "modèle étendu" est en quelque sorte un compromis entre le modèle classique et la théorie de ressemblance de famille : la notion de prototype comme meilleur exemplaire d’une catégorie persiste, mais il n’a plus le statut d’une entité fondatrice de la structure catégorielle comme dans la "version standard". A sa place, Kleiber (dans : Dubois, 1991) suppose des liens de ressemblance de famille qui s’expriment dans le modèle par le chevauchement des différents cercles :

Figure 15 : la version du "modèle étendu", d’après T. Givon, 1986 (Dubois, 1991 : 116)
Figure 15 : la version du "modèle étendu", d’après T. Givon, 1986 (Dubois, 1991 : 116)

Ce modèle permet d’expliquer les phénomènes de polysémie en fixant le prototype comme pivot d’appariement référentiel. Les différents cercles du schéma tracés par T. Givon ne correspondent plus à des propriétés comme dans la "version standard", mais à des types de référents, à des emploi ou à des usages différents (Kleiber, 1991 : 115). Comme exemple d’application, Kleiber (1991) reprend l’analyse prototypique de D. Geeraerts concernant le terme "vers" en néerlandais. Ce terme comporte trois sens différents dont un premier est constitué par la conjonction des deux autres :

  1. vers = récemment produit, nouveau d’où optimal pour la consommation (appliqué aux aliments)
  2. vers = récent, nouveau (appliqué aux blessures ou aux nouvelles)
  3. vers = optimal (appliqué à l’air)

La possibilité de représentation des unités lexicales polysémiques peut même aller plus loin comme le montre la version présentée par Lakoff (1986) pour le terme polysémique "bayi". Le prototype s’étend également aux emplois ou types de référents qui apparaissent comme basiques. Il en suit une sous-catégorisation basique dont dérivent tous les autres :

Figure 16 : représentation de la polysémie du terme "bayi", d’après G. Lakoff (Dubois, 1991 : 122)
Figure 16 : représentation de la polysémie du terme "bayi", d’après G. Lakoff (Dubois, 1991 : 122)

En supposant une sous-catégorisation basique qui réunit différents concepts, G. Lakoff (1987) postule des processus métonyniques d’extension des concepts lexicaux. Il l'explique moyennant l’exemple du terme "bayi" (dans Dubois, 1991 : 117) existant dans une langue aborigène d’Australie. Le terme "bayi" rassemble plusieurs sens comme "les hommes (mâles)", "les kangourous", "les chauve souris", "la plupart des serpents", "quelques oiseaux", "la plupart des insectes" …

Il est certes peu évident de trouver une ressemblance entre ces différents concepts. Eventuellement, ils peuvent être réunis par le concept de la chasse : l’homme, les chauve souris et les serpents chassent, les oiseaux et les insectes peuvent être chassés. Ce qui importe ici, c’est la caractérisation du prototype dans la version étendue : le prototype se trouve réduit à un phénomène de surface, il prend différentes formes selon le modèle de la catégorie qui lui donne naissance (Kleiber, 1991 : 123). Ainsi, son extension au domaine de la polysémie (par la ressemblance de famille) change sa définition : il n’est plus reconnu comme le meilleur exemplaire.