3.1.2. Commentaires

Les analyses menées par différents chercheurs concernant les modèles de catégorisation cognitive nous amènent à faire des remarques par rapport aux critères de catégorisation, la vitesse de catégorisation, la direction de catégorisation, les différents facteurs influençant le processus de catégorisation ainsi que sur la validité générale des résultats dégagés.

En ce qui concerne les critères utilisés lors de la catégorisation, il convient d'évoquer l’importance de la typicalité et de la familiarité pour le processus de catégorisation. Le jugement de typicalité dépend de la différenciation entre les différents objets (et de notions plus ou moins abstraites) et d’une interaction entre les attributs d’une signification donnée (Kleiber, 1990). Plus un objet possède d’attributs qui lui permettent de le différencier des autres objets, plus l’objet est typique. Ainsi, la typicalité est un phénomène cognitif sans référence et dû à l’expérience du sujet et à sa propre structuration de l’espace. L'effet de typicalité peut être défini comme la facilité de reconnaître un représentant comme étant typique pour une catégorie. Cet effet se base sur l’hypothèse que chaque mot est représenté par un ensemble de traits et que les différents traits ont des poids différents définissant ainsi le degré d’appartenance à une catégorie.

La familiarité est au contraire liée au contact quotidien avec les objets. Un objet familier est un objet que nous connaissons bien. Plus un sujet est habitué à un objet, plus cet objet lui est familier. Quel rôle peut-on attribuer à la familiarité pendant le processus de catégorisation ? Larochelle et Saumie (dans : Dubois, 1991) postulent que "la familiarité pourrait avoir une influence plus importante sur la catégorisation que celle qui lui est accordée par Rosch, surtout en ce qui concerne le niveau des catégories". Il semblerait que nous connaissons très bien les catégories de base et nous pouvons les distinguer aisément des catégories alternatives. Les catégories subordonnées, par contre, nous sont moins familières comme, par exemple, les différentes variétés de champignons. Par conséquent, nous les distinguons plus difficilement. Afin de justifier cette hypothèse. Larochelle et Saumie (dans : Dubois, 1991) ont entrepris des expériences pour mesurer le rôle de la familiarité avec le sens et avec le référent en demandant aux sujets d’évaluer la facilité avec laquelle ils pourraient identifier une photographie des objets désignés. Il est apparu dans cette expérience que les sujets avaient en général plus de facilité à reconnaître une photographie qu’une définition présentée (catégorie de base). Cependant, il en était autrement des items moins familiers (des termes désignant des catégories subordonnées) : les sujets se sentaient apparemment peu aptes à retrouver ces propriétés dans les photos, mais ils pensaient, qu’une définition leur donnait des propriétés distinctives des catégories subordonnées.

La familiarité pourrait également être à l’origine des phénomènes de typicalité puisqu'il faut bien connaître un objet (ou une notion abstraite) pour pouvoir le distinguer d’autres objets (ou d'une notion). Ainsi, "une grande familiarité avec des objets entraîne une représentation conceptuelle plus complète" (Ashcraft, 1978). Ayant plus de propriétés connues, les objets familiers peuvent alors partager davantage de similitudes avec les autres membres d’une même catégorie que les objets moins familiers et ils peuvent ainsi être jugés représentatifs de leur catégorie d’appartenance.

En ce qui concerne la vitesse de catégorisation, Dubois (1991) remarque que "les membres jugés plus typiques sont catégorisés plus rapidement". Ceci rejoint une étude menée concernant la familiarité avec le sens et le référent. Il est apparu que les différents membres d’une même catégorie ne sont pas jugés également représentatifs de la catégorie. De plus, les membres plus typiques sont aussi généralement catégorisés plus rapidement que les membres moins typiques. Prenons l'exemple des mots "pomme" et "tomate" pour la catégorie des "fruits". La "pomme" a beaucoup de traits caractéristiques pour la catégorie des fruits permettant de la catégoriser rapidement. Or, pour la "tomate", nous hésitons à la caractériser comme "fruit" puisqu'elle n'est pas, au moins pour sa consommation en Europe 7 , un exemple très typique pour cette catégorie.

Par rapport à la "direction" de lacatégorisation, il convient de remarquer que la perception cognitive dans les modèles de Rosch est plutôt (et surtout pour le "modèle du prototype") envisagée comme un processus de "bottom-up". Pendant ce processus, le sujet part du détail pour aller ensuite vers la signification globale. Transposé sur le "modèle du prototype", cela signifierait que le sujet commence par un "sens noyau" qui s’élargira ensuite vers d’autres significations ou une signification plus globale.

En ce qui concerne les différents facteurs influençant le processus de catégorisation, les chercheurs considèrent que les significations d’un mot ne sont pas stables. Il y aurait des "structures dynamiques" dans les ensembles de traits et en plus, la quantité de traits ne semble pas être la même pour toute les personnes à des moments différents (Schwarze et Wunderlich, 1985). Les catégories qui sont le résultat d’une catégorisation basée sur des traits sémantiques devraient alors changer en fonction de la personne et en fonction du moment.

En outre, les travaux de Huteau (1991 : 71-89) montrent que le processus de catégorisation ne se déroule pas d’une manière uniforme dans des situations variables. Ainsi, cet auteur postule que l’organisation catégorielle est liée à l’état affectif du sujet. Il a constaté que dans un état affectif positif, "les sujets ont tendance à considérer comme des représentants de la catégorie des objets qui habituellement ne le sont pas" (Huteau, 1991 : 76). Ainsi, l’état affectif positif semble faire apparaître à la conscience des attributs plus variés et un nombre plus grand de relations entre les objets et les concepts. Il est donc susceptible d’entraîner une réorganisation cognitive des catégories.

Par ailleurs, le contexte semble aussi avoir une influence sur la catégorisation puisque, d’après cet auteur, l’influence du contexte situationnel s’accentue lorsque le sujet dispose de peu d’informations. Aussi, les travaux de Mazet (1991 : 89-101) font apparaître une correspondance entre la structuration des catégories et le degré d’interaction fonctionnelle des individus avec leur environnement : par une étude de la catégorisation des plantes cultivables, il a observé que la population des Mayas pour laquelle les plantes cultivables ont une grande importance fonctionnelle, connaît des distinctions beaucoup plus importantes qu’une population citadine. Des résultats de ces études nous pouvons ainsi retenir l’importance de l’état affectif positif et l’intérêt fonctionnel pour les processus de catégorisation cognitive.

En ce qui concerne la validité générale des résultats dégagés au cours des différentes expériences citées, il semble que Rosch a travaillé essentiellement sur les catégories naturelles et qu’elle n’apporte pas vraiment de réponse pour la catégorisation des noms abstraits. De plus, l’application des modèles s’avère difficile pour les verbes puisqu’un verbe désigne un comportement et non une catégorie. Les résultats obtenus par des études menés par Rosch semblent également être influencés pas la culture des sujets interrogés puisque la culture est codée en quelque sorte dans la langue.

Enfin, Lüdi (dans : Dubois, 1991) postule que le prototype ne semble pas être parfaitement adapté à la représentation des traits sémantiques. Le modèle du prototype ne serait pas une approche "pure" de la sémantique des traits. En effet, les traits sémantiques peuvent être considérés comme des éléments universels d’abstraction qui reflètent la réalité dans la conscience humaine (Wotjak, dans : Schwarze et Wunderlich, 1985).

En résumé, il convient donc de dire que la théorie du prototype a considérablement fait avancer la modélisation du comportement classique de structuration par l'ouverture des frontières des catégories ainsi que par l'acceptation d'une distance plus ou moins grande entre les différents membres de la catégorie. Il semble cependant être difficile d'intégrer dans un seul modèle la multitude des facteurs comme la typicalité, la familiarité, les structures cognitives dynamiques, l'influence du moment de catégorisation, l'état affectif, le contexte, ainsi que les différents phénomènes lexicaux comme les noms, les verbes et les unités lexicales polysémiques.

Notes
7.

Nous nous référons ici à une enquête menée auprès des étudiants en DESS venant de différents pays. Alors que pour les ressortissants européens, la tomate n'était pas considérée comme un "fruit", cela était le cas pour les étudiants venant de l'Alaska et du Pérou.