2.3.1. Les hypothèses langagières

Dans la théorie béhavioriste, l'imitation des énoncés mémorisés est considérée comme moteur principal pour l'acquisition des langues. Or, peut-il suffire d'apprendre par cœur des unités lexicales entendues fréquemment ? Brown (dans : Vogel, 1995 : 96) conteste que les apprenants imitent les mots et les structures. Il postule plutôt une activité de construction de connaissances. Ce point de vue peut être conforté par les arguments suivants : d'une part, l'imitation ne peut pas être suffisante pour expliquer l'acquisition des déictiques qui sont soumis au principe d'interchangeabilité. D'autre part, l'observation des enfants et adultes apprenant une langue seconde montre que ces derniers produisent souvent des expressions (erronées) qu'ils n'ont pas pu entendre dans leur entourage. Ainsi, nous avons observé, par exemple, un enfant de 19 mois appeler un livre musical "lalala" bien que cet objet n'ait pas été nommé auparavant par un adulte. Il doit donc exister des mécanismes d'apprentissage inné qui vont au-delà d'un simple processus d'imitation.

Une construction des connaissances langagières et leur intégration dans la base du savoir et du savoir-faire nécessite, à notre avis, plutôt un traitement cognitif élaboré et une réflexion de la part de l'apprenant. Vogel (1995 : 109) propose de concevoir l'acquisition des langues "comme un processus d'élaboration et de vérification successive d'hypothèses sur la structure de la langue cible". Dans la construction de l’interlangue, l’apprenant va formuler, d’une manière plus ou moins consciente, des hypothèses concernant la forme, le contenu et l’emploi des lexèmes dans la phrase. Les connaissances sur lesquelles il s'appuie varient en fonction de la progression de l'interlangue.

Au début de l'apprentissage, la langue maternelle sert de référence importante pour comprendre le fonctionnement de la nouvelle langue. L'apprenant peut comparer les nouvelles structures lexicales avec celles de la langue maternelle et il peut transférer les connaissances développées pour cette dernière. Les premières hypothèses relèvent davantage d'un comportement de transfert. Cependant, dès que le processus d'acquisition est plus avancé, les connaissances relatives à la langue cible sont plus mobilisées et au fur et à mesure du développement de l'interlangue, l'apprenant s'oriente, comme le formule Vogel (1990 : 91), aux normes de la langue cible :

‘"Im Laufe des Erwerbsprozesses verliert die Erstsprache als Bezugspunkt für die Hypothesenbildung an Bedeutung zugunsten des lernersprachlichen Wissens, das seinerseits zunehmend durch die Ausrichtung an den Regeln und Normen der Zielsprache bestimmt ist." (Vogel, 1990 : 91)’

En observant le fonctionnement de la langue cible, l'apprenant peut constater des régularités qui l'amènent à formuler des hypothèses langagières. Il s'agit là d'une capacité que l'être humain possède depuis le plus jeune âge et Mac Namaras (dans : Vogel, 1990 : 114) parle "d'universaux prélinguistiques" parmi lesquels on compte la capacité de structuration des comportements linguistiques, la structuration temporelle, la catégorisation, ainsi que la généralisation. Slobin(dans : Vogel, 1990 : 84) postule par ailleurs que l'être humain possède des potentiels biologiques cognitifs qui sont indépendants de la langue et qui lui permettent de reconstruire des significations de la langue, de les organiser et de les mémoriser. Les apprenants peuvent se servir de ces prédispositions, par exemple, dans la construction des unités lexicales. Après avoir remarqué une régularité lexicale, le sujet formule une règle et génère ensuite lui-même les formes morphologiques des unités lexicales.

Une formulation d'hypothèses conduit l'apprenant à un certain déséquilibre cognitif qu'il convient de réparer. Recréer un équilibre cognitif, nécessite cependant une vérification des hypothèses (qui sont, par définition, des faits incertains). L'apprenant dispose pour cela de deux procédures possibles : une vérification de ses hypothèses par une comparaison avec l'input langagier ou une confrontation avec un feedback reçu suite à sa production langagière par une personne extérieure.

Dans le premier cas, l'apprenant adopte une attitude réceptive en travaillant exclusivement avec l’input reçu d’autres locuteurs, d'un manuel scolaire ou de l'enseignant de langues :

Figure 3 : vérification des hypothèses à partir de l'input (Vogel, 1995 : 113)
Figure 3 : vérification des hypothèses à partir de l'input (Vogel, 1995 : 113)

Le travail avec cet input se déroule en deux temps : après avoir identifié des régularités dans l'input linguistique, l'apprenant élabore des hypothèses qu'il va comparer avec son "ancien" savoir linguistique. Ensuite, il évalue l'adéquation entre ces règles hypothétiques et les règles qu'il a pu observer dans l'input. Lorsqu'il y a une concordance entre les deux, le sujet doit modifier son hypothèse en fonction des éléments observés. En fonction du type de savoir, l'intégration des nouvelles connaissances se fait enfin par une automatisation ou la transformation des éléments nouveaux en savoir linguistique conscient. Dans ce type d'activité, l'apprenant décide seul si son hypothèse est adéquate. De plus, la perception ainsi que la capacité de déduction de règles existantes jouent un rôle primordial. Par ailleurs, une telle procédure de vérification des hypothèses demande une autonomie importante de l'apprenant et la capacité de prendre de la distance par rapport à son hypothèse initiale. C'est une procédure relativement difficile qui ne devrait pas convenir à tous les apprenants. Aussi paraît-il difficile de trouver un input langagier qui permet de déduire des règles complètes. Une telle procédure de vérification des hypothèses langagières est donc utilisable uniquement pour certaines règles lexicales ou avec un objectif pédagogique précis (comme, par exemple, l'entraînement à la réflexion métacognitive). Néanmoins, un encadrement par un enseignant s'avère impératif.

Dans un deuxième cas, l'apprenant vérifie l'hypothèse langagière créée pendant un processus de production en la confrontant au feedback déclenché :

Figure 4 : vérification d'une hypothèse langagière à partir du feedback (Vogel, 1995 : 115)
Figure 4 : vérification d'une hypothèse langagière à partir du feedback (Vogel, 1995 : 115)

Dans une situation de production langagière, l'apprenant est amené à activer son savoir linguistique et il construit différentes hypothèses qui se reflètent dans sa production. Une personne extérieure va ensuite vérifier cette production et fournir un feedback qui déclenche le processus d'évaluation chez l'apprenant. Pendant la vérification, l'apprenant adopte une attitude métacognitive puisqu'il est amené à s'interroger sur sa propre production langagière visant la compréhension de son erreur éventuelle. Il peut alors confirmer ou modifier son hypothèse initiale. Le nouveau savoir est automatisé ou enregistré en tant que savoir linguistique conscient. L'intervention d'une personne extérieure facilite ici la détection de l'erreur et assure que le sujet entame une rectification des hypothèses incorrectes. C'est donc une procédure qui entraîne un travail plus précis et plus canalisée que le travail avec l'input langagier.