3.2. Adaptation de l'input

Par opposition au travail avec un texte d'un manuel scolaire, un texte enregistré sur un cédérom ou encore un texte publié sur Internet, le rédacteur d'un message tandem connaît son lecteur à travers l'échange par e-mail et il s'est engagé dans un contrat d'aide mutuelle. Cette relation amicale entre l'énonciateur des textes servant de l'input langagier et le lecteur apprenant, permet-elle de fournir un input adapté à l'apprenant ? Ou peut-on reprocher à cet échange que le partenaire natif manque d'expérience pédagogique pour fournir un input langagier qui correspond justement à la "zone proximale de développement" décrite par Vygotsky ? Nous proposons de vérifier la qualité de l'input en étudiant les possibilités d'adaptation de l'input quant au démarrage de l'échange, concernant la résolution des problèmes de compréhension des unités lexicales inconnues ainsi que par rapport au choix des thèmes de discussion.

Dans un premier temps, deux remarques s'imposent : premièrement, le partenaire tandem manque de l'expérience d'un enseignant de langues qui a l'habitude de s'adapter à son public et qui possède un certain entraînement dans le positionnement de son discours. Deuxièmement, la relation tandem ne commence pas par un test de connaissances lexicales et par conséquent, les partenaires n'ont pas suffisamment d'éléments en début de correspondance pour pouvoir adapter leur input rédigé en langue cible par rapport aux connaissances du partenaire. La situation évolue cependant au cours de l'échange puisqu'il existe des marges de manœuvre d'adaptation de la part du natif et également en provenance de l'apprenant.

La négociation de la langue de correspondance permet aux partenaires de choisir leur mode de travail et les compétences lexicales qu'ils souhaitent travailler :

‘"Zuerst eine Formalität : Ziehst du es vor, die mails sowohl auf französisch als auch auf deutsch zu schreiben oder dass wir einige Passagen auf französisch und andere auf deutsch schreiben ? Ich fand deine Idee gut, die ganzen Texte in beiden Sprachen zu schreiben, weil es erleichtert, die Ausdrücke zu vergleichen und auf diese Weise neue Worte zu lernen." (AL2003, p.5)’

La rédaction bilingue des messages permet effectivement un travail contrastif des deux langues et l'étudiante allemande semble percevoir ce fait comme un avantage. En contrepartie, un tel travail demande un investissement en temps plus important et les apprenants l'abandonnent relativement vite :

‘"Ich glaube, dass es besser ist in den beiden Sprachen zu schreiben. Indessen brauche es viel Zeit und manchmal bin ich ausgepresst, deshalb werde ich da nur in deutsch oder in französisch schreiben … tut mir leid !!!" (AL2003, p.6) ’

Ces réflexions montrent la liberté donnée par la méthode du travail en tandem pour générer un contenu d'apprentissage dans la langue de leur choix. On remarque également une certaine autonomie dans leur réflexion personnelle concernant le contenu d'apprentissage. Ainsi, en demandant à son partenaire de rédiger un texte en langue cible, l'apprenant reçoit un modèle qui lui permet d'acquérir du vocabulaire nouveau (nous verrons plus loin dans quelle mesure les textes en langue cible permettent effectivement d'apprendre toutes les informations lexicales nécessaires) et il peut également travailler la compréhension écrite. En outre, les messages écrits en langue étrangère, peuvent faire l'objet d'une correction par le partenaire et permettre ainsi de travailler la compétence écrite. Le natif a avantage à vérifier que son partenaire comprend ses textes :

‘"Est-ce que tu comprends mon écriture allemande ou est-ce que c'est trop compliqué ?" (CH2003, p. 5)’

En fonction de la réponse, le partenaire adapte son niveau de vocabulaire et la complexité des phrases utilisées. En essayant d'obtenir un input compréhensible et compatible avec son projet d'apprentissage, l'apprenant peut chercher à être pro-actif et proposer des thèmes qui l'intéressent et pour lesquels il possède des connaissances du monde. L'inférence des significations lexicales deviendra ainsi plus facile que pour les thèmes dont il entendrait parler pour la première fois. Dans l'exemple suivant, l'étudiante française veut connaître l'opinion de sa partenaire tandem :

‘"Bezüglich des Tankerunglück möchte ich wissen, was du über der ökologischer Katastrophe denkst und, welche Lösugen du vorschlagen würde. Persönlich scheint es mich, dass es ein Symbol des Kapitalismus ist, der versenken hat. Ich denke, dass die französische Macht nicht genug Anordnungen genommen hat, um der Umwelt zu schützen. Ich verstehe nicht, weil diese Katastrophe wieder eintreten!" (AL2003, p. 37)’

Le partenaire tandem répond aux questions en donnant son opinion par rapport aux points abordés (symbole du capitalisme et les mesures entreprises par les autorités françaises) par l'étudiante française :

‘"Was das Tankerunglück angeht, so weiss ich nicht, ob man das als Symbol für den Untergang des Kapitalismus sehen kann. Einerseits vielleicht schon, weil sich mal wieder gezeigt hat, dass sich mit den gegenwärtigen Wirtschaftsmethoden nicht unbedingt nur GELD verdienen lässt. Andererseits beunruhigt mich die Tatsache, dass sich solche Unglücke in den letzten Jahren extrem gehäuft haben. Insofern würde ich das also eher als eine Bestätigung des Kapitalismus (wenn auch im negativen Sinne) bezeichnen. Einmal mehr ist so doch deutlich geworden, welche Geschäftsmethoden vorherrschen. Das die französische Regierung zu spät reagiert hat, um Umweltschutzmassnahmen einzuleiten, denke ich auch. Möglicherweise hätte Schlimmeres verhindert werden können, wenn sofort Maßnahmen eingeleitet worden wären …" (AL2003, p.39)’

Quand l'étudiante française lit le deuxième message, elle peut activer les connaissances qu'elle a par rapport au sujet. De plus, son partenaire tandem répond aux questions qu'elle avait posées et elle peut déjà se faire une idée approximative du contenu du message du partenaire tandem. Ainsi, elle a le plaisir de comprendre une partie du message sans comprendre forcément la signification de toutes les unités lexicales. La richesse des informations obtenues du partenaire tandem, aussi bien sur le plan culturel, que sur le plan lexical, peut varier d'un partenaire à l'autre. L'exploitation linguistique dépend en partie de la motivation du partenaire tandem à fournir un texte intéressant sur le plan linguistique et culturel, de ses connaissances par rapport au sujet et des questions qu'il reçoit de la part de l'apprenant. Si l'apprenant arrive à motiver son partenaire par une contribution intéressante, il a des chances de recevoir également un input linguistique ou un contenu d'apprentissage qui convient à ses besoins. Si l'apprenant rencontre des difficultés dans la compréhension des unités lexicales ou du message global, il peut s'adresser au partenaire tandem pour lui faire part de ses problèmes et lui demander des explications. Dans l'exemple suivant, l'étudiante française Sonia a demandé une explication de vocabulaire à son partenaire tandem Dieter concernant l'unité lexicale "den inneren Schweinehund besiegen" que Dieter a utiliser dans le mail suivant :

‘"An diesem Wochenende habe ich ein gutes Buch über die Französische Grammatik gefunden. Es heisst Grammaire Progressive du Français. Jetzt muss ich nur noch den 'inneren Schweinehund' besiegen und mich abends hinsetzen und lernen." (SM2001, p.1)’

Sonia a eu du mal à comprendre la phrase qui contient l'unité lexicale "inneren Schweinehund besiegen" et a demandé (indirectement) à Dieter de lui expliquer la signification de cette unité lexicale :

‘"Ich habe kein gut verstanden was du mit deinem Satz "inneren Schweinehund" aussagen wolltest." (SM2001, p.4)’

Dieter lui fournit deux explications, dont une en allemand :

‘"Du hast mich gefragt, was ich mit dem Ausdruck 'inneren Schweinehund' besiegen meine. Es bedeutet, dass man sich abends hinsetzt und ein Arbeitsbuch oder ähnliches durchzuarbeiten. Du weißt es ja selber, dass das manchmal gar nicht so einfach ist. Diesen Vorgang, von der Absicht etwas zu tun und in die Tat umzusetzen, das heißt im Deutschen 'den inneren Schweinehund besiegen'." (SM2001 p.7)’

et une autre en français :

‘"Tu as demandé si je pense avec l'expression 'inneren Schweinehund" (en français : la pétoche par exemple). C'est signifie on se force parce qu'on est fatigué en soirée. Mais on sait qu'on doit apprendre. C'est facile, n'est pas ? En allemand on dit 'den inneren Schweinehund besiegen'. (SM2001, p.8) ’

Dieter a expliqué la signification de l'unité lexicale "inneren Schweinehund besiegen" d'une part, grâce à une paraphrase où il décrit le comportement d'une personne qui s'efforce de travailler et d'autre part, en faisant référence aux connaissances du monde de Sonia concernant la difficulté de se mettre au travail. Cette explication de vocabulaire est très complète bien qu'elle comprenne de nouveau des unités lexicales inconnues à Sonia. Avec les explications de Dieter, elle a cependant compris la signification de l'unité lexicale "inneren Schweinehund besiegen", même si la traduction en français que Dieter avait suggérée, ne lui semble pas être juste puisqu'elle lui répond :

‘"Je te remercie de m'avoir expliqué l'expression. Maintenant, je l'ai comprise mais en français : la pétoche est autre chose. Ca signifie avoir peur et tu voulais dire dans la phrase : avoir du courage." (SM2001, p.9)’

La discussion sur la signification de l'unité lexicale "inneren Schweinehund besiegen" montre que l'interaction entre les partenaires tandem génère des informations lexicales qui permettent à l'apprenant de progresser en prenant conscience, par le biais de la formulation écrite, de son problème de compréhension et en effectuant un travail cognitif alors qu'il essaie d'associer le concept mental correct à la forme graphique rencontrée. La tentation de traduction en français de la part de Dieter a ensuite permis aux deux partenaires de profiter de cet échange. Dieter a pu s'apercevoir de son erreur concernant la signification de l'unité lexicale "pétoche" et pour Sonia, la signification attribuée à l'expression "inneren Schweinehund besiegen" est devenue plus claire.

L'étude des mails échangés par nos étudiants montre qu'un échange en tandem commence par un tâtonnement par rapport aux langues utilisées dans la correspondance, la difficulté de la langue servant d'input lexical et les thèmes abordés. Ainsi, le travail langagier paraît moins ciblé que pour le travail avec un texte proposé par un enseignant de langues qui connaît à la fois le matériel de travail et les connaissances langagières de son apprenant. Ce "flou relatif" à l'input adapté peut cependant être compensé par la suite, si les deux partenaires sont actifs et réagissent en conséquence. En effet, en s'assurant que le partenaire comprend les mails et en posant des questions en cas de non compréhension des unités lexicales, il est possible d'ajuster la difficulté de l'input et de résoudre complètement ou partiellement ses problèmes de non compréhension.

Néanmoins, le partenaire tandem n'est probablement pas en mesure de répondre à toutes les questions que l'apprenant pourrait lui poser et il n'a pas la compétence didactique pour fournir un enseignement lexical complet (nous y reviendrons), mais il sera en mesure de faire avancer l'autre partenaire dans sa démarche de résolution de problèmes. En analysant le corpus des échanges en tandem, nous avons constaté que les étudiants ont peu profité de la possibilité de poser des questions aux partenaires tandem, mais l'exemple ci-dessus montre la possibilité de mettre en commun leurs connaissances par rapport aux deux langues utilisées dans cet échange.

En outre, la possibilité de choisir les thèmes de discussion nous semble être un facteur important pour l'adaptation de l'input aux besoins des apprenants. Ainsi, l'apprenant est en contact avec un thème qui l'intéresse et pour lequel il a envie d'acquérir du vocabulaire. A la condition que les deux partenaires s'accordent mutuellement, les échanges en tandem permettent donc de fournir un input langagier adapté. Certes, il peut y avoir des dyades de partenaires où la négociation de l'input langagier ne fonctionne pas et il nous semble important que l'enseignant qui encadre les échanges en tandem veille à ce point, qu'il sélectionne des partenaires tandem qui ont des centres d'intérêt communs et qu'il forme ses apprenants à la négociation de l'input.