Nous avons ainsi fait un état des lieux pour voir comment ont été traitées les nouveautés du programme par les diffèrents acteurs de la transposition didactique interne.
Nous avons tout d’abord fait une analyse écologique des manuels actuels (édition 2000). Puisque, ces derniers sont considérés comme un des produits de la première étape de la transposition didactique interne (Ravel 2003) ou comme des institutions de formation pour les enseignants (Neyret 1995). Pour des questions de faisabilité, nous avons choisi quatre manuels qui semblent parmi les plus utilisés par les enseignants. Cette analyse nous a montré qu’il existe une grande diversité dans ce qui est proposé dans l’introduction à la notion de fonction et qu’il y a donc un écart important entre les intentions des programmes et leur réalisation dans certains manuels. Plus particulièrement, l’utilisation des tableaux de valeurs et de variations est très différente suivant les manuels. Certains leur donnent un statut important alors que pour d’autres, leur rôle est très faible. De même pour certains, ils ne sont qu’un outil pour tracer les courbes alors que pour une très faible minorité, ils ont un rôle plus étendu dans l’acquisition des connaissances sur les fonctions, en particulier ils représentent un registre à part entière de traitement sur les informations pertinentes pour une fonction. On voit donc que l’injonction faite par les programmes à utiliser ces objets se révèle difficilement viable dans la plupart des manuels.
Dans un second temps, nous avons interrogé des enseignants pour connaître leurs choix didactique sur l’enseignement de la notion de fonction. Nous voulions ainsi savoir s’il y a une distance entre leurs choix et ce qui apparaît dans le programme et dans les manuels. Nous avons montré que cette difficulté à faire vivre, dans des conditions nouvelles les objets tableaux de valeurs et de variations, se retrouve également dans les choix didactiques des enseignants. Tout comme les manuels, il y a une diversité dans la prise en compte des tableaux dans la pratique de la classe : peu de travail explicite sur les connaissances propres des tableaux, peu de tâches concernant les conversions de registres, seules les types de tâches classiques sont choisis par les enseignants. Notamment, les pratiques habituelles des professeurs de mathématiques actuels laissent encore peu de place à des exercices concernant le registre tableaux, qui pourraient permettre de problématiser certaines notions et de les discuter pour faire avancer les connaissances des élèves sur les fonctions.
Deux facteurs peuvent expliquer le fait que cette volonté du programme n’est pas reprise par les manuels et les enseignants. D’une part, mettre en avant cet aspect du programme est en rupture avec les représentations dominantes de ce qu’est l’activité mathématique dans l’institution scolaire française, ceci est d’autant plus vrai pour les enseignants qui enseignent depuis longtemps, pour lesquels le cadre algébrique est dominant. Ils ont en effet du mal à intégrer d’autres approches. D’autre part, les auteurs des manuels et les enseignants n’ont peut-être pas pris conscience que l’utilisation de différents registres et plus particulièrement la conversion entre différents registres sont importantes pour la compréhension de la notion de fonction.
Enfin, pour compléter notre tentative d’état des lieux, nous avons interrogé des élèves, afin de voir ce qui avait été réellement appris. Notre but était de mieux connaître leurs capacités à résoudre différentes tâches mettant en jeu l’utilisation des tableaux de valeurs et de variations, en particulier au regard de la conversion entre registres. L’analyse de leurs réponses a montré que, que ce soit pour les tableaux de valeurs ou de variations, ils ont déjà construit des connaissances en acte qui font qu’ils ont l’illusion d’unicité et d’exhaustivité de ces objets dans la représentativité d’une fonction. De plus, se rajoutent visiblement des difficultés liées au sens du codage employé. Tout cela montre que seuls certains types de tâches classiques liées à ces objets sont prises en compte dans l’enseignement et que les connaissances sur ces objets restent transparentes.
Faire vivre certains aspects du programme semble donc difficile dans le cadre des systèmes de contraintes qui pèsent à chaque niveau du processus de transposition didactique interne. Or, cette question est fondamentale si on réfère à la position de Duval (1993) pour qui l’utilisation de différents registres, les activités de traitement et surtout les activités de conversion sont essentielles dans le processus de conceptualisation des objets mathématiques, et tout particulièrement pour la notion de fonction.
Comment faire vivre alors ces différents aspects du programme dans le savoir apprêté 18 et le savoir enseigné ? Deux pistes nous semblent intéressantes. En dehors des questions de formation des enseignants sur l’importance de prendre en compte différents registres, un travail peut être fait au niveau des manuels. En effet, il nous paraît insuffisant de mettre dans les programmes des incitations à l’utilisation des objets tableau de valeurs et de variations en classe. Proposer systématiquement, dans les manuels, une véritable réflexion didactique sur l’utilisation de ces objets permettrait, a priori, de fournir des conditions davantage favorables à la compréhension de la notion de fonction en classe, puisque la quasi-totalité des enseignants utilisent les manuels scolaires comme référence pour construire leurs cours. Notons que notre étude de manuels a été faite en 2001. Depuis, une nouvelle série de manuels est sortie en juin 2004. Un survol rapide de ces nouveaux manuels semble montrer que les choses ont évolué dans le sens d’une plus grande prise en compte des tableaux de valeurs et de variations.
Enfin, en faisant l’analyse écologique de l’évolution du programme, nous avons constaté qu’il y a eu des changements radicaux depuis les mathématiques modernes en France. Nous avons alors pensé à l’enseignement des mathématiques en Turquie en tant qu’un futur didacticien turc. Puisque, en Turquie, il n’y a pas de changement significatif des programmes depuis les mathématiques modernes et que tous les acteurs de l’enseignement se plaignent de la pauvreté des programmes officiels turcs et incitent à les changer 19 . Nous avons ainsi commencé, à partir de cette analyse, à nous poser des questions en discutant avec d’autres futurs didacticiens turcs : comment changer les programmes pour les rendre plus performants en termes d’apprentissages ? Bien sûr cela n’est pas suffisant, comme nous le montre l’état des lieux de l’enseignement de la fonction en France, il faut aussi prendre en compte tous les acteurs de la transposition didactique interne pour que ces changements soient effectifs et performants. De plus, en Turquie, il y a d’autres contraintes, plus particulièrement la préparation au concours d’entrée à l’université 20 et l’enseignement du dershané 21 ont une grande influence sur les pratiques des enseignants. Ainsi, il apparaît clairement, au vu de cette étude, qu’il ne suffit pas de changer les programmes, si on ne n’accompagne pas ces changements par un dispositif de formation des enseignants.
terme utilisé par Ravel (2003)
Voir Baştürk (2003) et Özgür (2004)
En Turquie, pour commencer leurs études supérieures, les élèves doivent, à la fin du lycée, passer un examen qui est préparé par le Centre de Sélection et d’Installation des Etudiants. Ce concours se déroule une fois par an et consiste en une éprouve unique comprenant tous les sujets. Cette épreuve est constituée de 188 questions à choix multiplies (cinq choix par question) et les élèves doivent répondre en trois heures.
Ce sont des établissements privés qui ont pour mission de renforcer ou de soutenir les élèves (faibles ou non !) dans l’enseignement secondaire et de préparer les élèves au concours d’entrée à l’université et aux autres concours (par exemple, aux concours de lycées privés, de lycées anatoliens, de lycées scientifiques, etc.). Actuellement les dersanés occupent une grande place et jouent un rôle très important.