Introduction 

« Je suis pris dans cette contradiction : d’une part, je crois connaître l’autre mieux que quiconque et le lui affirme triomphalement (« Moi, je te connais. Il n’y a que moi qui te connais bien ! ») ; et d’autre part, je suis souvent saisi de cette évidence : l’autre est impénétrable, introuvable, intraitable ; je ne puis l’ouvrir, remonter à son origine, défaire l’énigme. D’où vient-il ? Qui est-il ? Je m’épuise, je ne le saurai jamais.
Retournement : « Je n’arrive pas à te connaître » veut dire : « Je ne saurai jamais ce que tu penses vraiment de moi. » Je ne puis te déchiffrer, parce que je ne sais comment tu me déchiffres.
Se dépenser, se démener pour un objet impénétrable, c’est de la pure religion. Faire de l’autre une énigme insoluble dont ma vie dépend, c’est le consacrer comme dieu ; je n’arriverai jamais à défaire la question qu’il me pose, l’amoureux n’est pas Œdipe. Il ne me reste plus alors qu’à renverser mon ignorance en vérité. Il n’est pas vrai que plus on aime, mieux on comprend ; ce que l’action amoureuse obtient de moi, c’est seulement cette sagesse : que l’autre n’est pas à connaître ; son opacité n’est nullement l’écran d’un secret, mais plutôt une sorte d’évidence, en laquelle s’abolit le jeu de l’apparence et de l’être. Il me vient alors cette exaltation d’aimer à fond quelqu’un d’inconnu, et qui le reste à jamais : mouvement mystique : j’accède à la connaissance de l’inconnaissance
Ou encore : au lieu de vouloir définir l’autre (« Qu’est-ce qu’il est ? »), je me tourne vers moi même : « Qu’est-ce que je veux, moi qui veux te connaître ? » Qu’est-ce que cela donnerait, si je décidais de te définir comme une force, et non comme une personne ? Et si je me situais moi-même comme une autre force en face de ta force ? cela donnerait ceci : mon autre se définirait seulement par la souffrance ou le plaisir qu’il me donne. »
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux.

Tout a commencé lors d’un cours sur la « Littérature au présent » à Lyon II. Le nom de Quignard figurait dans une liste bibliographique. Un nom, parmi d’autres, surgit comme un fragment portant en lui toute la force du langage et impose, ensuite, un silence qui l’annihile pour introduire une forme de communication plus intense que celle du langage, une sorte de communication d’avant le langage. Ce qui a déclenché une série d’interrogations : une sonorité spéciale ? une association intimiste ? une trouvaille hasardeuse ? ou une reconnaissance ? Plusieurs mois se sont écoulés et la même coïncidence s’est répétée dans un autre espace : cette fois-ci c’était le tableau qui figurait sur la couverture de Vie secrète : « La lecture » de Henri Fantin-Latour 1 . Au-dessus de l’image de la couverture, cette fois j’ai reconnu le nom. Ces sensations de surprise et de rencontre se sont redoublées lors de l’expérience de lecture : tout devient découverte ou déjà vu ou entendu : la lecture devient une expérience humaine qui fait retrouver un espace interne : « On est dans le livre comme le fœtus dans l’eau de sa mère »2. Ce nom prononcé par hasard devient une obsession, une hantise qui gagne du terrain dans l’intimité : on est sous l’emprise du nom, on est dans la fascination. Mais, la “fascination” est l’une des marques du texte : elle est dans le regard des Patriciennes romaines, elle se reflète sur le bouclier de Persée, dans l’instant de mort, dans la parole muette, dans le regard de la mère, et dans la perception de l’angle mort du langage ; elle est dans une écriture qui envahit et qui déstabilise. De là commence l’expérience de la perte de limite. La voix du narrateur se transforme en chants des sirènes attirant le lecteur vers ce pouvoir inconnu d’un texte qui donne l’impression d’un déjà lu ; mais en même temps il fait perdre toute sorte de repères personnels ou textuels. Suivant cette voix mystérieuse, la lecture devient une expérience bouleversante, une question de survie : une tension conflictuelle s’élabore, lors de la lecture, sous forme d’un triangle relationnel à travers lequel les relations se réduisent suivant l’ordre d’une fusion envahissante ou l’ordre d’une agressivité violente.

Chaque œuvre m’a ouvert des horizons différents vers lesquels j’avançais en me soumettant à un pouvoir incompréhensible. Je me suis rendu compte que je ne cherchais pas à comprendre et je ne pouvais pas parler de cette expérience : il y avait toujours quelque chose qui m’échappait et qui m’accrochait en même temps à cette écriture. Il y avait toujours un noyau insaisissable qui me paraissait important et qui transformait le texte en un laçage de restes, comme si l’écriture avait subi un séisme désastreux qui faisait que le livre entre les mains n’était que des ruines appelant sans cesse le perdu. Comme si chaque page portait les traces des flammes qui ont embrasé le texte pour le transformer en haillons. Ainsi, je me suis lancé dans une quête de la perte : perte de ce qui a été écrit, perte de ce qui a été représenté et perte de mon moi, lecteur de Quignard qui n’arrive plus à se saisir en tant que lecteur.

Une idée fixe rôdait entre les lignes : la perte. J’ai eu l’impression que c’était le seul élément qui persistait à la fin. Le génie de l’œuvre est son accroissement à travers cette perte : un non-dit, un espace blanc ou un trou ; dont chacun dégageait une sorte de douleur déchirante qui prenait une forme visuelle et imposait un état d’effroi au texte. L’espace blanc, propre à l’écriture fragmentaire, devient une blessure, une faille ; tantôt il appelle toute forme d’interprétation, tantôt il écarte toute possibilité d’identification pour maintenir le doute. Il peut être abandon, mutilation, absence, ruine et silence, et il peut n’être qu’un mot suspendu dans sa sonorité absolue, mais qui se répète : une répétition qui valorise la douleur d’un côté et qui procure la jouissance de l’autre. La perte peut être un visage brûlé, un sexe mutilé, un mot oublié ou une fresque effacée. Elle peut être aussi un acte : aimer, graver, parler et écrire s’inscrivent, chez Quignard, dans le registre de la perte. Son texte porte à jamais cette stigmate. Son écriture est une écriture de la perte en tant que notion qui ne se définit pas par rapport à l’objet ou à la personne perdue, mais en tant que perte jouissive et créative en même temps. L’écriture de la perte de Quignard est celle qui soutient l’ensemble de son œuvre par les remises en question qu’elle opère : des genres et de l’histoire littéraire ; des fondements de la modernité (en particulier le temps, l’histoire, le sujet) ; des relations du particulier à l’universel, de la culture à la nature, du savoir à la mémoire. Il s’agit d’opérer une remise en question du champ intellectuel, de remuer les perspectives, de faire remonter les origines, de retourner une terre pour y laisser un chaos qui multiplie la chance d’une re-naissance. Cette renaissance, qui s’établit dans l’écriture, rapproche le lecteur de l’origine comme paradis perdu mais à retrouver, ou comme fin d’une trajectoire : la mort.

Ainsi se forme un circuit associant le début et la fin, une sorte de mouvement cyclique qui ramène au point de départ. Or, ce mouvement circulaire n’est que celui du désir dont le trajet ne décrit jamais une ligne droite tendue vers l’horizon, d’une satisfaction ; mais plutôt un mouvement circulaire, une spirale qui tourne autour d’un vide central.

Tout ce que l’on vient d’évoquer semble s’opposer au thème de la création. Comment créer avec la perte ? pourquoi Pascal Quignard publie-t-il des livres s’il veut tout perdre et ne laisser aucune trace derrière lui ? Pour introduire à l’écriture de la perte chez Quignard, l’image du feu semble la plus appropriée, tant elle caractérise son acte de création. Cet acte que l’un de ses personnages va adopter : Meaume le graveur, dans Terrasse à Rome, noircit ses planches avec le feu pour que « chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère » (T.R.72). Comment concilier création et destruction quand on sait que la seconde, chez l’auteur, n’est pas un acte qui donne du plaisir par lui-même ? Elle y est plus passive et nostalgique qu’agressive, et son but apparaît plus dans le nouveau lien qu’elle essaye d’établir que dans l’acte solitaire lui-même.

Dans la première scène du film de Jacques Malaterre, “à mi-mots”, Quignard brûle ses manuscrits. Il les regarde se consumer, puis il explique que pendant toute sa vie, il a voulu se débarrasser de ce qu’il a produit, de ce qu’il a créé, en justifiant cet acte par la phrase de l’évêque Rémi au roi Clovis :

‘« Mitis depone colla Sicamber. Adora quod incendisti. Incende quod adorasti. » (Courbe doucement la tête, Sicambre. Adore ce que tu as brûlé. Brûle ce que tu as adoré.) » 3 .

A la fin du LIIe traité, intitulé « Ce que dit Rémi à Clovis », l’auteur s’exclame :

‘« Mais incendier et adorer, c’est le même. » 4 .’

Si nous nous attardons sur cette phrase, nous relevons deux aspects : c’est le passé qui est remis en question, et il s’agit d’un acte qui aura sa signification dans le futur. L’impératif de verbe brûler nous laisse supposer une suite : brûle ce que tu aimes pour… ! L’éventualité “non-dite” ouvre sur une nouvelle dimension dans l’avenir. Il s’agit de créer une faille dans le passé, qui sera ensuite le noyau d’une quête qui va trouver son sens dans la tentative de retrouver le perdu, “le brûlé”, dans une autre temporalité. L’exclamation de Quignard, « incendier et adorer c’est le même », introduit en outre une dimension jouissive qui résulte de la répétition : les deux actes deviennent un à condition que l’on se consacre à retrouver l’objet adoré, l’objet “brûlé” afin de toujours le rebrûler ensuite.

Notes
1.

Musée des Beaux Arts – Lyon.

2.

Quignard dans le film de Jacques Malaterre : “à mi-mots”.

3.

Quignard, Petits traités II, Gallimard, 1990, p. 546.

4.

Ibid., p. 548.