V. Lire : brûler pour créer un amour à trois

Pour créer ce trou dans le passé, l’auteur recourt aux livres d’autrui. Ainsi le travail de l’auteur est basé sur la lecture. Il ne se conçoit pas en tant qu’écrivain, mais en tant que lecteur qui a besoin des livres d’autrui pour se lancer dans son projet : le passé livresque devient alors le chantier dans lequel il va attirer son lecteur pour créer avec lui un produit dans l’avenir. Gérard Farasse remarque que :

‘« Il admirait les écrivains oubliés que le temps a rebuté. Il les appelait et leur prêtait son corps pour les faire renaître. » 9

Mais le projet de l’auteur va au-delà d’une simple admiration. A travers les livres, il faut retrouver une brèche pour pouvoir effectuer une re-naissance dans une nouvelle temporalité adressée à quelqu’un d’autre : le lecteur. La nouveauté de Quignard est cette triple rencontre : lui, l’écrivain et le lecteur. Cette relation triangulaire définit son œuvre avec tous les risques d’effacement et de suppression qu’elle comporte. Comme le dit Lacan : « Il faut être trois pour aimer, et non pas deux seulement »10. Qu’il soit écrivain ou lecteur, l’œuvre est axée sur les multiples faces de l’autre. Nous trouvons ce trio à multiples reprises chez Quignard : l’homme est souvent amoureux d’une femme qui appartient à un autre homme ; l’écrivain interroge souvent le texte d’un autre écrivain pour s’adresser par le biais d’un nouveau texte au lecteur. A chaque instant cette triple rencontre peut se transformer en un triangle oedipien à travers lequel les relations se répartissent suivant l’ordre d’un amour fusionnel ou l’ordre d’une haine jalouse. Les conflits résultent ainsi de l’intervention d’un tiers qui peut avoir plusieurs aspects : l’écrivain cité, ou son livre, qui s’efface dans l’entreprise d’un nouveau livre qui appartient à une nouvelle époque ; Quignard, lui-même, qui s’efface devant l’objectivité de l’argumentation résultant du laçage entre la citation et le texte ; et finalement le lecteur qui reçoit une décharge d’agressivité permettant la fusion de l’auteur avec ses écrivains préférés. Ainsi, « Incende quod adorasti » vise le tiers qui empêche la réalisation de cette union fusionnelle.

Notes
9.

Gérard Farasse, Amour de lecteur, coll. Objet, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 13.

10.

Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, éditions du Seuil, 2001, p. 162.