VIII. Confusion : brûler pour brouiller les limites

Pourquoi écrire, si ce n’est pour raconter la perte, raconter le processus de l’incendie qui avale ce que l’on aime ? Toutes les gravures de Meaume sont faites par le feu, toute forme sort du noir. L’écriture de Quignard porte sans cesse ce stigmate : chaque trait risque de se transformer en une blessure, en une fissure qui menace toute la structure. Ces fissures se manifestent au niveau de l’écriture et de la représentation : la syntaxe est coupée ; le corps est démembré. La réception de l’œuvre devient alors problématique.

Un autre problème se pose : l’acte de détruire ce que l’on aime, est-il purement individuel ou doit-il être exécuté devant un autre ? cet autre existe-t-il comme témoin ou surgit-il du texte comme un être des mots ? Qui est cette personne que l’auteur va sacrifier dans le feu de la création ?

Lecteur-psychanalyste ou lecteur-patient : le lien entre Quignard et son lecteur devient le terrain où se joue la problématique d’une cure : son installation, ses modalités, son interprétation et sa résolution. Le texte est le matériel à travers lequel se déplace un désir inconscient, c’est l’aveu d’un désir refoulé, et qui est rendu particulièrement difficile car il est destiné à la personne qu’il vise. Le texte est la confession d’un désir qui vise le lecteur en tant qu’autre. Dans cette relation, auteur-lecteur, il y a quelque chose de l’ordre d’une puissante relation affective de confiance et de dépendance. Ce qui en résulte est un transfert : positif ou négatif, ou un contre transfert : le texte de l’auteur semble impliquer dans sa structure les réactions du lecteur envers la personne de l’auteur, mais aussi les réactions de l’auteur au transfert du lecteur. C’est l’une des originalités du texte de Quignard, nous aurons plus d’une fois l’occasion de nous en apercevoir. Il sait prendre le lecteur à l’endroit où il est, avec l’ensemble de ses certitudes ou de ses préjugés ; il parcourt un chemin avec lui en marquant son accord sur bien des points ; puis lorsque l’autre s’endort dans une position de confiance, il joue de l’autorité acquise pour imposer ses vues.

Dans la présente étude nous allons essayer d’aborder la problématique de la perte à travers trois parties : l’écriture, le corps représenté, et la réception du lecteur.

Nous avons choisi deux œuvres qui nous ont semblé représentatives de la production littéraire de l’auteur : Terrasse à Rome, comme roman, et Le Sexe et l’effroi comme essai. Nous y trouvons l’essentiel de l’inspiration de Quignard. Terrasse Rome est le dernier texte romanesque avant que l’auteur ne se lance dans la réalisation de son « entreprise » 12 du Dernier Royaume : Sur le jadis, Les Ombres errantes et Abîmes (2002), Les Paradisiaques, et Sordidissimes (2005). Nous l’avons donc considéré comme le dernier roman de Quignard, symbole de la phase de transition qui marque la fin de son œuvre classique, que Bruno Blanckeman qualifie de « grands romans » 13  : Carus (1979), Le salon de Wurtemberg (1986), Les Escaliers de Chambord (1989) et L’Occupation Américaine (1994). La plupart des critiques littéraires ont signalé cette division.Quelques uns ont considéré que Quignard a écrit des romans pendant plusieurs années pour rencontrer « une certaine reconnaissance de la critique »et jouir « d’un certain succès auprès du public » ; puis « il a laissé la forme romanesque derrière lui, et est passé à autre chose » 14 . Ainsi, ce roman porte en lui les traces d’une écriture du passé et les projets de l’avenir. Il faut aussi souligner que deux ans après la parution de Terrasse à Rome, Quignard obtint le prix Goncourt, ce qui a renforcé cette séparation entre les deux périodes de la carrière de l’écrivain.

Quant au Sexe et l’effroi, il nous semble représenter le cœur de la réflexion quignardienne. L’essai interroge jusqu’à l’obsession le sexe et l’art. C’est la tentative d’un homme de lettres de confronter l’écriture à l’énigme du sexe par la mise en tension de la rencontre de l’image et de la lettre, par un usage de la métaphore qui permet de serrer ce qui se dit derrière le récit. Par sa lecture des textes et des fresques romaines et par son écriture, il nous permet d’approcher ce qui est à jamais perdu, et tente de dessiner l’écart entre la chose perdue et le langage, entre la chose du sexe et la sexualité organisée par le langage. Ce texte regroupe les réflexions essentielles que l’auteur dissémine dans d’autres textes. L’interrogation portée sur les fresques de l’Antiquité trouve, en outre, son écho dans la représentation des gravures de Meaume dans Terrasse à Rome.

Ces deux textes de Quignard témoignent bien de l’ambiguïté générique qui caractérise son œuvre. L’essai s’accomplit dans un agencement narratif qui se libère au fil des pages, et le roman se transforme en méditation qui fragmente sa linéarité. Texte et image : deux moyens d’expression s’affrontent dans un seul espace, lecteur et spectateur se séparent et se renouent dans une relation problématique.

Dans la première partie, nous allons étudier les différents aspects de l’écriture fragmentaire chez Quignard : les fragments dans le roman se différencient de ceux de l’essai. Or, l’écriture de Quignard porte la marque de ce doute : dès la première ligne, le lecteur sent un doute grandissant l’envahir au fil des pages : titres, ponctuations, citations et mises en pages scandent le texte. Une typographie singulière maîtrise la progression de la lecture et influence la réception. L’auteur nous offre plus un livre composite qu’un livre portant une identité générique apte à orienter le lecteur. L’ouvrage s’analyse dans sa relation aux différentes langues, aux différents systèmes de pensée et aux différentes civilisations vivantes ou disparues. En ce sens, Quignard inscrit chaque texte dans une chaîne de production littéraire, où tout livre devient un fragment qui se démarque des autres, mais qui porte en lui la trace de ceux qui le précèdent et de ceux qui suivent. Nous ne pouvons donc pas détacher le texte de Quignard de l’ensemble de ses œuvres. L’écriture fragmentaire que nous avons choisi d’étudier n’est que le témoin de la fluidité de cette écriture.

Dans la deuxième partie, nous nous sommes appuyés sur les théories de Lacan concernant le stade du miroir et la jouissance. L’absence de scènes d’accouplement dans l’œuvre de l’auteur nous rappelle le principe fondamental concernant la jouissance pour Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel…absolu » 15 . La perte s’inscrit au niveau du corps : l’unité du corps éclate pour laisser des fragments symboliques dialoguer. Le corps démembré mis en scène par l’écriture fragmentaire de Quignard transforme la rencontre entre deux êtres en union des lieux partiels du corps, en rencontre entre une partie du corps de l’homme et une partie du corps de son partenaire, entre différents foyers de jouissances locales. D’où les titres de chapitre que nous avons choisis dans cette analyse : la main, l’œil, le phallus et le sexe féminin deviennent les lieux de cette rencontre hasardeuse procurant une jouissance extrême, dans le sens lacanien du terme, comme lieu vide de signifiant et sans marque qui le singularise. Pour cette raison, notre étude a pris le parti de suivre le mouvement infini de différents fragments d’organes. La jouissance peut résider dans une caverne sombre et effrayante symbolisant le sexe féminin, mais elle peut aussi prendre la forme d’un regard en arrière effectué par un mouvement des yeux.

L’œuvre de l’auteur raconte l’absence de signifiant qui représente la jouissance illimitée ; mais en même temps elle met en scène des frontières signifiantes qui délimitent les régions du corps comme foyers de cette jouissance.

Dans la troisième partie, nous évoquons la relation qui s’établit entre l’auteur et le lecteur : il s’agit de l’effet de l’écriture de la perte. La jouissance qui se dégage de l’écriture va trouver refuge dans le corps du lecteur. Elle va l’attaquer, le désarmer pour le séduire. Révolte, soumission ; survie ou domination ; le lecteur devient ainsi l’autre à qui Quignard s’adresse, qu’il aime, mais aussi celui qui va être sacrifié suivant le rite de la création dont parle l’auteur : « incende quod adorasti ». Le lecteur devient ainsi l’objet aimé, qui va être sacrifié pour le retrouver ensuite dans une nouvelle création. La difficulté de l’œuvre de Quignard réside dans cette impossibilité de trouver une place fixe par rapport au texte. L’hésitation du lecteur vis-à-vis de l’œuvre trouve son écho dans l’écriture elle-même. Il se retrouve seul devant un texte qui tantôt le domine dans un jeu de pouvoir, tantôt l’incite à créer des associations pour le poursuivre ou le compléter. C’est pourquoi il est nécessaire de lire les textes de Quignard en les suivant pas à pas. Ce qui compte est le mouvement de la pensée et ses détours. Il importe donc de se demander à chaque instant d’où l’auteur est parti et où il veut conduire son lecteur. La difficulté de le comprendre vient le plus souvent d’une hâte à retirer de ses affirmations quelque profit, ou d’une habitude de se laisser aller au jeu des associations à partir de ce qui est lu.

Ainsi, à travers ces trois parties, nous allons tenter de montrer en quoi l’écriture de Quignard nous est apparue comme celle de la perte : au niveau de la structure, puis de la représentation, et finalement au niveau de la réception. La faille que l’auteur essaie d’introduire dans le passé et qui va se manifester à travers le langage, va se transmettre au lecteur. Car l’écrivain a pour rôle de savoir comment maintenir le langage en état naissant.

Cette étude est née aussi d’une réaction face à la lecture des critiques de l’œuvre de Quignard, qui consistent, la plupart de temps, en une vaine tentative de concevoir l’œuvre et son auteur par rapport à des classements pré-établis. La résistance qu’ils rencontrent explique pourquoi l’œuvre et l’écrivain sont “fichés” sous des termes qui se répètent très souvent : érudition, préciosité, jansénisme… pour arriver enfin vers l’élitisme. Nous voudrions, au contraire, partir du texte de l’auteur sans chercher à trouver un lien entre biographie et écriture. Nous voudrions montrer le pouvoir du mot chez Quignard, son influence sur le lecteur, et les associations qu’il suscite à l’intérieur du texte. Cherchant à identifier la perte dans l’écriture de l’auteur, dans le corps représenté et dans la lecture, notre recherche nous ramènera toujours vers le mot, et vers un pouvoir de fascination qui élimine tout ce qui nuit à son indépendance.

‘« Lieu perdu. Objet perdu. Océan perdu. Cité perdue. Errant sans retour.
Comme Dante allait de petites cours en petites cours.
Navire sans voiles, sans but, sans astres sous les nuages,
avançant à l’aveugle dans la nuit de sa langue.
Hommes qui même dans la nuit de la langue ne s’avancent que dans le souvenir d’une nuit qui précède la nuit.
Car ils se souviennent d’une nuit d’avant la nuit, tous les hommes,
poissons perdus, eau perdue, chaleur perdue, pénombre perdue.
Au gouvernail non pas un ni deux ni trois
rois
un amas de pilotes morts
les uns sur les autres, le ventre nu.
Car ils ont tous le ventre nu pour qu’ils se succèdent ceux qui se suivent dans le temps.
C’est une masse d’autres mondes nus inextricablement imbriqués sur le pont,
lisant, aimant, écrivant, parlant, errant,
inquiets des paysages, des lumières, du flot, des ombres,
ouvrant les jambes nues, ouvrant toujours les jambes nues, les cuisses nues, les fesses nues, désirant, défaillant, découvrant
vieilles odeurs, vieux trésors. »
Pascal Quignard, Sordidissimes.
Notes
12.

Selon les termes de Catherine Argand, Lire, n°308, septembre, 2002, p. 96.

13.

Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 157.

14.

« Ultime nostalgie : à propos de Pascal Quignard » par Laurent Margantin, in La Revue des ressources, mercredi 6 août 2003, article paru dans la revue Nuit blanche, (Québec), été 2003. (Internet).

15.

Cité par J.-D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 37.