Première partie : La perte : élément de déstabilisation dans l’écriture

« Là où la parole échoue, apparaît la jouissance. »
J. – D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan.

« Parler en se taisant, parler en silence, ouvrir la bouche sans ouvrir la bouche, ne pas desserrer les lèvres et communiquer cependant aux mains le mouvement qui d’ordinaire s’imprime sur les lèvres, s’enfoncer dans le silence tout en demeurant dans le langage, etc. – tout cela c’est en effet « écrire ».»
 « Ecrire ne rompt pas le silence, mais le vœux de silence. Qui écrit n’ouvre pas la bouche, reste muet, et pourtant toute la langue lui est présente, plus encore peut-être que dans le fait de parler. Comme le silence, plus lourd, plus pesant, que dans les silences approximatifs du jour. Situation paradoxale de la langue, et du silence, chez qui se mêle d’écrire. »
Pascal Quignard, Le Vœux de silence.

Terrasse à Rome n’est pas écrit sous forme de fragments, mais toute la structure de l’œuvre appelle cette écriture. Phrases courtes, brièveté, jeu dialectique entre l’achevé et l’inachevé créent cet esprit a-systématique dans le livre qui est propre à l’écriture fragmentaire. L’effet de la discontinuité se formule avec une certaine présence d’irrégularités et de disparités dans la forme aussi bien que dans le fond. Des renvois et des index permettent de circuler de fragment en fragment ou plutôt de chapitre en chapitre, construisant ainsi l’image d’une totalité jamais réalisée mais toujours en vue. Le lecteur avance par tâtonnement en subissant l’effet de la surprise. Privé de signes concrets d’homogénéité, il cherche à lier les livres de l’écrivain, à reconnaître certains passages et à nouer les figures et les couleurs que les tableaux lui montrent. En cela, il est placé dans une position à la fois déceptive et optimiste. Déceptive parce que le fragment récuse le lien qu’il laisse pressentir ; optimiste parce qu’il inspire l’idée que la linéarité apparente du discours peut se changer en cycle, qu’elle cache et révèle même parfois une circularité ou une unité de l’espèce humaine et du discours. D’autres livres se mettent en scène à travers des personnages, des voix ou bien de brèves allusions à des mouvements du corps. Ainsi, l’œuvre s’élabore autour du reste. On ne peut pas lire les livres de Quignard comme des ouvrages réellement indépendants, mais comme un ensemble dont chacun est une réalisation autonome. Terrasse à Rome est une œuvre non pas inaccomplie, mais ouvrant à un autre mode d’accomplissement. Elle ne vise pas une unité qui se serait défaite : elle accepte la disjonction ou la divergence comme le centre infini à partir duquel, par le style singulier de l’écriture, un rapport doit s’établir.