Les niveaux de l’écriture :

Cherchant à répondre à toutes ces questions, nous allons partir d’une hypothèse : le roman de Terrasse à Rome de Pascal Quignard n’est pas un seul livre, mais c’est plutôt l’assemblage de quatre textes différents. Nous allons imaginer qu’il regroupe :

  1. L’autobiographie de Meaume le graveur.
  2. L’histoire de Meaume, racontée par un narrateur hétérodiégétique.
  3. Les livres des biographes et des témoins.
  4. Le livre d’un essayiste qui possède tous les documents précédents et qui veut écrire un essai sur l’histoire de la gravure à la manière de l’eau forte au XVIIe siècle.

Quignard, l’écrivain, qui pourrait être représenté par l’essayiste, “déchire” des pages de chaque livre et les recolle ensuite. Ainsi, chaque chapitre dans Terrasse à Rome est issu d’un livre différent, raconté ou écrit par un narrateur différent. C’est-à-dire avec un style différent. Chaque livre raconte des histoires et possède des niveaux narratifs différents. Il est vrai qu’il s’agit toujours de Meaume le graveur, mais chaque fois avec une visée différente. L’objectif de chaque “livre” influence la manière dont on va raconter, et par conséquent cela influence le récit et la narration.

Mais avant d’aller plus loin, essayons de voir ce qui nous a fait faire cette hypothèse, et comment on peut repérer ces quatre “livres” :

1- Dans le premier chapitre Meaume s’adresse à un public dans un moment indéterminé entre 1617 et 1667. Il est impossible de dater ce moment avec précision, mais on peut imaginer qu’il se situe assez tard dans la vie du héros. Ce segment se définit comme rétrospectif. Une rétrospection qu’on peut qualifier de subjective car elle est assumée par le héros lui-même. Il raconte sa propre histoire. Ce niveau est caractérisé par le style direct ; les chapitres, qui le représentent, commencent toujours de la même manière : « Meaume leur dit : « Je suis né … » » (T.R.9)ou bien « Meaume lui dit : « Lorsque… » » (T.R.63). Il faut souligner, ici, que le héros, dans ce “livre”, ne parle qu’en style direct. Les autres personnages ou narrateurs ne font que décrire ce qu’il fait. Le narrateur s’efface et le héros se substitue à lui. Le graveur ne parle qu’entre guillemets. La suprématie du discours du graveur donne l’illusion qu’il s’agit bien d’un discours réel, écrit quelque part, et par conséquent le lecteur va se concentrer sur ce personnage. Dans ce niveau, on ignore d’où viennent précisément ses propos, car il y a plusieurs sources imaginaires concernant sa vie – Grünehagen et Poilly. Mais le fait de choisir le cadre d’un roman permet à Quignard de ne rien mentionner en ce qui concerne la source de ses informations, contrairement à ce qu’il fait dans ses essais. Ce qui nous conduit à nous interroger sur la véracité de l’histoire. Est-elle réelle ou fictive ?

2- Dans le deuxième chapitre un narrateur omniscient reprend la parole pour raconter l’histoire de Meaume à partir de 1639. Nous pouvons qualifier ce niveau par le style purement traditionnel, que nous trouvons, d’ailleurs, dans les « grands romans » 43 de Quignard. Le narrateur hétérodiégétique se concentre sur la vie du héros et ses relations avec les autres. Il raconte sa vie avec Nanni, la fille de Jacob Veet Jakobsz. Ce niveau progresse chronologiquement. Les séries sont généralement déterminées par une indication explicite des limites temporelles:

  • « En 1639,… » (T.R.11)
  • « C’est le printemps 1639 » (T.R.13)
  • « C’est dans le jardin (juillet 1639) » (T.R.17)
  • « Quelques jours plus tard, un matin d’août 1639,… » (T.R.23)
  • « Un an plus tard, en 1640, il la vit. C’est au début de l’après-midi » (T.R.26)
  • Nous pouvons aussi trouver des déterminations implicites :
  • « Quand il découvrit qu’il n’aimait qu’elle, inexplicablement, il cessa de voler et de chercher la volupté… » (T.R.25)
  • « Il a repris son travail dans l’atelier(…). C’est justement à ce moment que la jeune fille lui fait parvenir une lettre » (T.R.20)

Ces déterminations diachroniques ne marquent pas seulement les limites extérieures d’une série, elles peuvent aussi bien en scander les étapes et les diviser en sous séries. Dans ce niveau nous trouvons aussi des spécifications définies :

  • « Chaque fois sa présence entraperçue l’emplissait de bonheur » (T.R.12)
  • « Il fut présent à toutes les messes(…). Il se rendit à tous les marchés. Il participa à toutes les danses collectives et à toutes les réjouissances (… )» (T.R.12)

Ici, le narrateur reste observateur. De temps en temps, il fait entendre sa voix en faisant une intervention discrète au milieu de son récit, mais elle reste toujours dans le même cadre du récit raconté. Ce ne sont pas des interventions qui invitent le lecteur à faire une réflexion un peu générale concernant les techniques de l’art ou les principes de la vie, comme nous allons le voir plus tard. Parlant de Meaume le graveur, il fait la remarque sur un terme utilisé : « On disait eau-fortier alors » (T.R.48), une autre remarque concernant « le colporteur qui avait été tanneur » (T.R.47). Ce sont des remarques du présent à partir du passé.

3- Le troisième niveau d’écriture, “livre”, est très hétéroclite. Il contient à son tour des styles différents, écrits et oraux des témoins. Nous avons le livre de Grünehagen. Nous pouvons être sûrs qu’il s’agit bien d’un livre car ce nom est toujours accompagné par le terme : « la version …chez Grünehagen » (T.R.33) qui renvoie à une transcription. Tandis que pour Poilly, le compagnon romain de Meaume, il est toujours introduit par le terme « selon Poilly » (T.R.39), ce qui nous fait hésiter à le considérer comme un écrivain, d’autant plus qu’il n’introduit jamais un discours direct de Meaume. Une seule fois, l’expression selon Poilly est précédée par un titre : c’est lorsqu’il s’agit de l’oreille dans un flacon de verre « Elle figure aussi au nombre des Huit extases de Meaume le Graveur selon Poilly.» (T.R.93).Les majuscules et les italiques de “Huit extases”nous font croire qu’il s’agit bien d’un livre, surtout que l’italique n’est utilisée, dans Terrasse à Rome, que pour désigner les titres des livres et des tableaux. Dans tous les cas nous sommes bien ici face à une œuvre fictive.

Dans ce niveau d’écriture, nous pouvons aussi ranger les récits de rêve de Meaume et l’analyse de ses tableaux. Car nous ne savons jamais qui les raconte ni d’où ils viennent. Ont-ils été trouvés dans les livres des biographes ? Est-ce le narrateur hétérodiégétique ? Ont-ils été écrits ou racontés à l’oral ? Est-ce l’essayiste ? Nous avons tendance à les considérer comme faisant partie du travail de l’essayiste, mais il n’y en a pas de preuve formelle. Ce niveau d’écriture peut donc être très indépendant à cause de l’incertitude de l’origine des informations. Les chapitres sont présentés de la manière suivante : « Le rêve de Meaume est celui-ci : … » (T.R.35), « Les deux gravures les plus célèbres (…) sont… » (T.R.90).L’usage du présent nous pousse parfois à supposer qu’il s’agit bien de l’essayiste.

4- Le quatrième niveau d’écriture et le dernier est celui de l’auteur. Au-dessus de tous les niveaux précédents, qui peuvent représenter des documents, il y a un auteur qui possède toutes ces informations et qui essaie de les regrouper et de les organiser. Comme s’il voulait mener une enquête sur la vie de Meaume pour arriver à éclaircir sa technique artistique, l’eau-forte, qui fait partie de l’Histoire de l’Art. Nous ne pouvons pas l’appeler “narrateur” car il ne raconte pas vraiment une histoire précise ; mais il essaie plutôt d’établir des liens entre les documents. La division du livre montre qu’il n’y a rien de systématique : ce documentaliste reste au niveau de l’expérience. Nous allons donc l’appeler l’auteur empirique ou l’essayiste.

L’essayiste manipule des textes hétérogènes venant de plusieurs sources. Il se donne le droit d’intervenir dans tous les niveaux de l’écriture et dans toutes les histoires. Il fait entendre sa voix avec des remarques parfois introduites par le pronom “on”, et ces remarques concernent plutôt la technique artistique : « On appelle berceau la masse qui graine toute la planche pour la manière noire » (T.R.72), « Très rares sont les eau-fortiers qui voient en symétrie les images qu’ils composent » (T.R.124). A partir des documents qu’il possède, il essaie d’introduire une certaine tonalité argumentative. Il juxtapose des idées controversées et rassemble des réflexions différentes et parfois opposées sur une seule question. Les chapitres qui le concernent sont structurés de manière différente des autres. Il y a une organisation bien académique :

‘« Quatre propos tenus par Meaume le Graveur et rapportés par Grünehagen.
Sur Nanni Veet Jakobsz : « … ». 
Sur son art : « … ».
Sur les paysages : « … ». » (T.R.36-37) ’

Suit alors une citation pour renforcer ce qui vient d’être dit. Ce type d’écriture, nous allons le voir plus tard, représente bien celui de l’essai chez Quignard. Surtout lorsqu’il essaie de se mettre au rang de son lecteur, en tant que spectateur, pour regarder une gravure de Meaume ; d’ailleurs c’est lui seul qui peut prendre le lecteur comme destinataire : « Le cimetière est plus grand que le bourg lui-même et plus proche de nous-mêmes qui voyons la gravure » (T.R.40). Ce “nous-mêmes” montre bien qu’il essaie de créer une sorte d’interactivité entre lui et le lecteur.

Voici les quatre niveaux d’écriture, dont chacun pourrait évoquer un “livre” différent. Chaque chapitre de Terrasse à Rome peut représenter une partie d’un livre et parfois il y a des chapitres construits avec les quatre niveaux, et juxtaposant des “morceaux” différents. Ainsi, dès le début, le lecteur comprend qu’il y a un emboîtement hiérarchique très complexe : quatre niveaux d’écriture avec des niveaux narratifs différents, et quatre positions temporelles sur lesquelles se chevauchent les segments narratifs. A quoi s’ajoute, dans le récit de Meaume, une double position clé, stratégiquement dominante, instaurant un mouvement de va-et-vient ; les deux accidents : la brûlure de son visage et son égorgement par son fils, scandent tous les récits en un double “avant” et “après”. Cela va influencer le récit et la narration dans le livre. Nous allons, donc, les examiner séparément.

Notes
43.

Selon les termes de Bruno Blanckeman dans Les Récits indécidables, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 157.