1. Le récit :

A. Le récit incomplet :

La première impression qui se formule chez le lecteur à la fin du roman est une certaine réticence à l’égard de l’histoire de Meaume. Il est sûr de plusieurs détails de sa vie, sûr qu’il a eu le visage brûlé et qu’il est mort. Mais cette conclusion reste précaire. Le lecteur éprouve une incapacité à reformuler la problématique de l’histoire car il est incertain sur son début et sa fin. Il peut répondre à la question de quoi parle le livre. Mais aussitôt se lèvent de multiples interrogations et objections qui lui donnent le sentiment de la défectuosité de sa réponse. Non, ce n’est pas la vie d’un graveur ! Ce n’est pas non plus l’histoire d’un genre artistique ! Ce ne sont ni de vraies ni de fausses histoires, mais les deux à la fois !

En même temps qu’il plonge son lecteur dans l’incertitude, le narrateur utilise une formule qui produit l’effet inverse. Les dates et la précision de l’âge insèrent le récit dans une logique réelle, comme s’il voulait gagner notre confiance. Cela autorise une double lecture : une lecture à visée référentielle, où prévalent le fil narratif et l’inscription spatio-temporelle, et une lecture purement littéraire. L’insistance sur les dates et les années donne l’impression qu’il s’agit de la biographie du premier personnage. Si nous essayons de rassembler toutes les dates, nous remarquons que les événements se passent entre 1617, date de la naissance du héros, et 1667, année de sa mort ; et nous pourrions croire que toutes les références chronologiques entre ces deux périodes servent à mettre la lumière sur les périodes successives de sa vie. Or, les années notées dans le texte renvoient rarement à Meaume. Il s’agit toujours d’une date qui concerne un autre personnage, lequel, parfois, n’a pas de lien direct avec le graveur, comme par exemple :

‘« Ce fut en 1642 que Ludwig von Siegen inventa la manière noire. En 1653, à Bruxelles, Siegen révéla son secret à Ruprecht du Palatinat qui l’introduisit en Angleterre en 1656. » (T.R.72)’

ou bien des précisions avec les mois :

‘« 25 novembre 1658, la fille de Weyen se marie avec François de Poilly l’Aîné dit aussi Poilly d’Abbeville. » (T.R.79).

Dans tous les cas, le lecteur reste incapable d’établir un lien entre ces dates précises et la vie du personnage. Nous savons qu’un événement s’est passé en ce jour et pour untel, mais nous ne savons pas l’influence qu’il a sur Meaume, ce qui renforce les points obscurs dans le texte. Une biographie doit éclairer, dévoiler ou interpréter les parties secrètes de la vie de quelqu’un ; mais ici, rien de cela ne se passe. Au contraire nous retrouvons dans le texte une volonté de mettre un voile sur quelques détails. Nous partons de l’idée que rien n’est gratuit dans un texte littéraire ; pourtant nous restons perplexes devant quelques informations que nous pourrions croire importantes, mais qui s’obstinent à ne pas s’insérer dans le contexte. Ainsi, l’hypothèse de la biographie s’écroule pour amplifier le registre de la surprise.