B. L’obscurité historique :

Ce qui frappe d’abord dans cette œuvre, c’est le jeu que l’écrivain entame à l’intérieur de son livre. Des titres de tableaux en italique et des noms des grands peintres donnent l’impression de l’authenticité des informations. Claude Gellé le Lorrain, Gérard Van Honthorst et Claude Mellan sont des noms qu’on peut trouver dans toutes les encyclopédies de l’art baroque. Mais il suffit de recourir à ces dernières pour remarquer que l’écrivain joue entre le réel et la fiction. Comme s’il voulait retracer toute l’histoire baroque dans son livre et la lier à la vie de Meaume le graveur !

En ce qui concerne Gérard Van Honthorst, tout ce qui est écrit dans Terrasse à Rome le concernant est qu’il « était alors un peintre de mauvais renom » (T.R.82). Or les encyclopédies et les livres d’Histoire de l’art nous disent tout à fait le contraire. Dans le tableau chronologique de l’art baroque, on peut trouver son nom défiler à travers toutes les villes. A Rome, à Londres, à Utrecht et au Danemark, il a laissé une œuvre qui a marqué toute une génération caravagesque. Il a influencé Rembrandt et Georges de La Tour par ses effets d’éclairage ou de clair-obscur. Il a peint un grand portrait de la famille royale en Angleterre en costumes mythologiques, et une grande décollation de saint Jean-Baptiste dans l’église des Carmes de Santa Maria della Scalla à Rome. Nous pouvons trouver la trace du tableau de la Décollation, peint par Honthorst 44 , lorsque Meaume, voulant expliquer les huit extases à son compagnon Poilly, « éloigna tout d’abord deux têtes de saint Jean-Baptiste décollé qui se trouvaient dans le portefeuille » (T.R.31). Ces deux têtes précieusement gardées renvoient au tableau de Honthorst. En ce qui concerne les titres de tableaux, le narrateur attribue à Meaume: « Héro et Léandre », qui est l’œuvre de Dominico Fetti (1589-1624), peintre italien de l’école romaine, et « Saint Jean à Pathmos » qui est de Cristobal de Villalpando (1649-1714), peintre mexicain.

L’absence des noms des grands artistes de cette période renforce ce sentiment de doute. Quand on parle du début du XVIIe siècle, on ne peut pas rester indifférent devant la production d’artistes comme Rubens, Zurbaran, Vélasquez, Van Dyck, Poussin et Hals. Ils vivaient tous à cette époque et ils se rencontraient souvent : un peintre ne peut pas rester tout seul. Paris, Rome, Londres et Utrecht étaient les villes qui rassemblaient les grands créateurs. L’auteur nous le mentionne d’ailleurs indirectement en disant que la vie des artistes était vouée à l’errance, et nous ne pouvons pas croire que cette errance ne favorise pas les rencontres. Or, il n’y a que Le Lorrain qui joue un rôle dans Terrasse à Rome.

D’autre part, les thèmes de la production artistique de cette époque se limitaient à des thèmes héroïques, inspirés de la mythologie 45 , et des récits religieux 46 comme nous le précise Meaume, mais nous ne trouvons aucune trace d’un art érotique. Pourtant le narrateur attribue à Meaume et à Claude Mellan la création de scènes érotiques dans des gravures qui ont été brûlées en mai 1664 dans le bûcher de livres et d’images dénaturées « sur le Campo dei Fiori » (T.R.89). Or, selon les encyclopédies, Mellan est « un graveur dont les compositions religieuses s’inspirent avec une technique originale à la fois de Vouet et de Poussin » 47 . Comme les autres grands peintres, nous allons retrouver Vouet avec son tableau Sainte Paule attribué, selon le narrateur, à Claude le Lorrain. Selon Maxime Préaud, Mellan de retour à Paris, en 1637, auréolé de sa gloire romaine, fut très vite sollicité par Richelieu pour graver,

‘« d’après Poussin et Stella, les frontispices des premiers grands livres issus de l’Imprimerie royale naissante (1640-1642). Mellan fut logé au Louvre à partir de 1642 et y resta jusqu’à sa mort. Mais le décès de Richelieu, puis celui de Louis XIII, l’éloignèrent des commandes officielles malgré une cour assidue à la Reine mère par estampes interposées (portrait de Louis XIV enfant). On ne fit à nouveau appel à lui qu’à partir de 1668 quand il s’agit de graver les statues des collections du roi. » 48

Alors que selon le narrateur de Terrasse à Rome, on a brûlé ses tableaux au moment où il n’était pas à Rome, mais séjournait au Louvre, et où il travaillait pour le roi. Ce qui suscite encore une fois le doute en ce qui concerne la justesse des informations. Il faut aussi souligner qu’à cette époque il y eut une forte tendance à la peinture de nature morte, et que la plupart des artistes se sont mis à étudier la nature dans le but de proposer des représentations immobiles et fixes des objets (les titres des tableaux nous expliquent ce goût) 49 . Or cela n’est jamais mentionné dans l’œuvre de Quignard.

Dans nos recherches, nous avons trouvé une certaine ressemblance entre Meaume le graveur et Jean Morin. Le nom de ce dernier figure parmi les artistes qui illustrèrent la gravure française au XVIIe siècle. Il en est peu qui soient autant appréciés des amateurs d’estampes, et dont l’existence soit en même temps aussi obscure. Selon Maxime Préaud :

‘« On ne connaît avec certitude que la date de son décès, à Paris, au mois de juin 1650. On suppose qu’il serait né dans les années 1610, puisqu’on nous dit qu’il mourut «fort jeune» et que son œuvre, relativement peu abondant pour un aquafortiste, donne tout son éclat dans les années 1640. » 50

Mais deux éléments vont à l’encontre de cette supposition : Jean Morin aurait d’abord été peintre, apprenant son art auprès de Philippe de Champaigne - ce qui n’est jamais évoqué dans le roman de Quignard. Ensuite sa manière est tout à fait celle d’un peintre, avec son refus des lignes trop marquées et son souci des modulations de teintes et de lumières. Or la technique de Meaume le graveur dans Terrasse à Rome met en valeur les lignes par le contraste qui s’établit entre le noir et le blanc et qui résulte de la gravure à l’eau forte.

Nous remarquons que l’auteur manipule les données d’un passé que le lecteur imagine stables. Il essaye de créer une brèche dans le bloc du passé pour pouvoir créer son roman. Des noms d’inconnus et de célébrités qui se cachent parfois derrière leurs œuvres, et parfois de vraies œuvres attribuées à des artistes inconnus, le mélange de vrai et de faux font que le lecteur se sent quelque peu égaré, et est soumis, après les incertitudes biographiques, à un autre effet de surprise. D’un côté il y a les dates (début du XVIIe siècle), et d’un autre, il n’y a pas de traces tangibles de cette période, ce qui crée une certaine tension à l’intérieur du texte et pousse le lecteur à aller plus loin. Sa curiosité n’est plus structurée selon le système d’une intrigue traditionnelle (état initial, complication, résolution et état final), ni selon un système d’attente ou de poursuite de l’action, mais plutôt par une suite de surprise et d’affaiblissement de sa compréhension. Le doute et la confusion conduisent ce dernier vers la fin, mais c’est pour la trouver plus incertaine encore que le début.

Notes
44.

Jean Babelon dir., Histoire de l’Art 3, Rennaissance-Baroque-Romantisme, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1965, p. 445.

45.

On pense à : « Paysage avec Orphée et Eurydice », « Enlèvement des Sabines » de Poussin ; « Persée et Andromède », « L’Union de la terre et de l’eau » de Rubens ; « L’Entrée d’Alexandre dans Babylone » de Le Brun.

46.

On pense à : « Le jugement de Salomon » de Poussin ; « La Cène » et « Ex-Voto » de Philippe de Champaigne ; « Abraham et Melchisédech » et « L’Adoration des mages » de Rubens ; « La Pietà » de Carrache ; « La Mort de la vierge » de Caravage.

47.

Histoire de L’art 3, Op. cit., p. 474.

48.

Encyclopédia universalis. « Mellan Claude (1598-1688) » par Maxime Préaud. CD-ROM. Version 7. 2002.

49.

On pense à : « Le Bœuf écorché » et « La Leçon d’anatomie du Dr Nicolaes Tulp » de Rembrandt ; « Un jeune mouton » de Zurbaran ; et « Nature morte » de Jacopo Chimenti.

50.

Encyclopédia universalis. CD-ROM. Version 7.