C. Un début et une fin incertains – Les deux quêtes :

Dans Terrasse à Rome, nous ne connaissons pas toujours la fin des récits, comme c’est le cas pour Abraham Van Berchem qui meurt, et Eugenio qui se suicide. Et lorsque nous la connaissons, nous ignorons souvent le début : le commencement de l’histoire. Par exemple, l’apparition d’Abraham dans le texte est douteuse. Soudainement, nous le voyons surgir comme une figure dans une gravure. Nous méconnaissons le lien antérieur entre lui et Meaume, mais nous comprenons qu’ils sont amis. Ensuite nous découvrons que c’est leur deuxième rencontre, car, arrivé à Rome, le vieil homme dit au graveur « Un jour tu ne voulais pas vivre et je t’ai sauvé » (T.R.66). Le questionnement sur la présence d’Abraham se reporte alors sur la tentative de suicide de Meaume qui n’a jamais été mentionnée dans le texte. Pourquoi ? Comment ? Quand ? nous pouvons bien sûr la lier à la suite de sa défiguration, mais tout reste sans preuve, ni trace. Le texte nous dit qu’après son accident Meaume sort de Lunéville, va à Bruges, puis à Anvers, et finalement se rend à Mayence, où il partage une chambre avec son ami Errard le Neveu. Nous connaissons donc le récit de l’errance de Meaume, mais n’avons aucun indice sur sa tentative de suicide, mentionnée par Abraham et rapportée par Meaume sans aucun commentaire. De même pour Oesterer, dont nous ignorons le lien avec le graveur. Vers la fin du livre, nous découvrons qu’ « il avait été formé, dans les années 1640, par Abraham Van Berchem à Anvers » (T.R.93). Etaient-ils aussi des artistes ? Des graveurs ? L’année et le lieu étaient déjà mentionnés au début du livre quand on parlait de Meaume. On revient, on vérifie, on ne trouve aucun lien entre les trois au début, même si le texte nous dit qu’ils vivaient presque dans le même lieu et en même temps !

Le résultat est une mosaïque de “bouts” d’histoires, de fragments de vie qui se réunissent dans le cadre illusoire de la biographie de Meaume. Cependant, dire que le livre parle de la vie de Meaume ne suffit pas. L’histoire commence avec le personnage principal, signalant la date de sa naissance, 1617. Quand le narrateur reprend la parole il commence en 1639. Il fait une ellipse sur les vingt premières années de la vie de son héros. Puis, il le sépare de Nanni, sa bien aimée, pour la poser comme objet de désir du graveur et lancer une quête. Mais cela est remis en cause, car le graveur ne semble pas vraiment à la recherche de cette femme. Au début, il y a bien une insistance sur la poursuite :

‘« Elle le voyait se dissimuler derrière les parapets des ponts au-dessus des canaux. Derrière la margelle de pierre des fontaines sur les places. Elle le voyait mêler son ombre à l’ombre noire des porches et à celle plus étroite et plus jaune que projettent derrière elles les églises. » (T.R.12)’

Mais, plus loin, nous le voyons fuir Nanni, la fille de l’orfèvre : « il la regarde (…) il court » (T.R.26). Cela renvoie au début de la rencontre, à la première fois que le graveur rencontre la fille. Le narrateur signale que « sa beauté le laissa désert » (T.R.11). Le mot désert pourrait être interprété de plusieurs façons, mais ce qui compte ici, c’est que Meaume frôle déjà la solitude qui va ressurgir ultérieurement dans le texte.

Des récits représentent des classes d’unités et des niveaux qui s’entrecroisent à cause de la multiplication des récits. L’unité éclate. Elle n’est plus déterminée. La fin devient, alors, incertaine. Quignard déplace à plusieurs reprises le point final en essayant de ne pas perturber la lecture. Le roman commence avec la naissance de Meaume, et c’est lui-même qui raconte sa propre histoire : « Meaume leur dit :… » (T.R.9), (Le lecteur reste perplexe sur l’identité des récepteurs) ; et il finit avec une scène présentant l’enfance du Meaume, comme si l’histoire n’avait pas trop avancé.

Si le narrateur a l’intention de relater l’histoire de la vie du graveur, alors la logique commande que le livre se termine avec la mort du personnage. Mais, le déroulement du récit efface cette hypothèse, malgré la crédibilité qu’elle inspire. L’attirance que la limite peut exercer sur le lecteur disparaît puisqu’il rencontre quatre fois cette mort avant la fin du livre. Nous en avons quatre versions, qui correspondent aux quatre niveaux d’écriture que nous avons évoqués, et qui supposent l’existence de quatre “livres”. Alors nous pouvons imaginer que pour chacun d’eux il y a une fin.

Les quatre versions suggèrent des hypothèses différentes qui déclenchent, elles aussi, une série de questions. Pourquoi Meaume se laisse-t-il mourir ? Est-ce un suicide ou est-ce la conséquence de l’agression de son fils ? A la fin de sa vie il n’a pas arrêté de produire et il était toujours entouré par ses amis : est-ce l’apparition de son fils qui bouleverse sa situation ?

Quignard “dé-fascinise” son histoire. En en déplaçant la fin, il rend même le commencement incertain. Au début Meaume dit : « Maintenant je vis à Rome où je grave ces scènes religieuses et ces scènes choquantes. » (TR.10). Puis le narrateur reprend le récit à partir de 1639. Nous comprenons au milieu de l’histoire qu’en mai 1664, il y eut un « bûcher de livres et d’images dénaturées sur le Campo dei Fiori. » (T.R. 89).

Nous sommes ainsi sans cesse amenés à nous interroger sur l’origine et sur la fin du roman. Les quatre versions de la mort n’influencent point le lecteur dans sa recherche de sens. Premièrement, il l’attend dès le début. Deuxièmement, il ne développe pas un lien affectif avec le héros. Et enfin, cette mort ne semble rien perturber. Cela rend encore plus compliquée la détermination de l’enjeu de cette histoire. Soit il y a des éléments qui peuvent aider à formuler une supposition, mais ils restent suspendus sans trouver aucune racine à la fin ; soit il y a des mots, des symboles dispersés dans le texte mais qui ne peuvent se regrouper pour permettre d’avancer une hypothèse. Quignard affiche des dates de naissance et de mort, mais le récit ne commence ni ne se termine ni avec les uns ni avec les autres : ouvert dans les deux sens, il n’a ni début ni fin. Comme si c’était une spirale perdue dans l’espace ! Le livre se termine parce qu’il y une page blanche. Il n’y pas de préparation de la fin, pas de paragraphe terminal ni de dénouement. Nous pourrions facilement imaginer une suite. Le livre se termine au chapitre XLVII, mais il aurait pu aller encore plus loin.

Chantal Lapeyre-Desmaison, dans Mémoires de l’origine, qualifie d’« écriture revenante » 51 cette présence des fantômes dans l’œuvre. Mais nous préférons utiliser ce terme dans le sens du retour aux origines. L’origine est liée à l’avenir, c’est pourquoi le livre ne se termine pas et il pourrait continuer au-delà de l’espace de l’écriture. En partant du passé, l’auteur perturbe l’idée de l’avenir, il la met dans un cadre de surprise. Ce qui donne à l’imprévisible une place plus importante au sein du récit que nous allons évoquer comme moments de risque. Quignard souligne que :

‘« Il y a un point qu’on n’a jamais montré dans les romans « contemporains » que j’écris : les événements se passent dans l’année qui va suivre la parution du livre lui-même » 52 .

Ainsi, nous pouvons dire que le sens réside au-delà des portes que l’écrivain a laissées ouvertes.

Nous ne savons plus où commence l’histoire ni où elle se termine. C’est pourquoi nous pouvons recourir aux unités fonctionnelles, qu’elles soient distributionnelles ou intégratives, proposés par Barthes pour l’analyse structurale des récits. Le livre présente des moments de risque où chaque acte présente une alternative, mais avant de savoir quel sera le choix du personnage en question, un narrateur nous surprend avec un nouveau récit. Tout reste ouvert, sans fin. Cela établit une béance continue du texte narratif. Selon Jean Pierre Richard

‘« La narration fait le choix de jeter des sons, des mots, des sensations, de les attacher les uns aux autres, puis de les suspendre au-dessus du rien comme un vaste et chatoyant filet » 53 . ’

Les récits tressent un texte rempli de trous 54 . Chacun représente non pas un vide, mais une ouverture vers un au-delà mystérieux qui entraîne le lecteur vers des zones inexplorées et inédites de l’histoire. Ces zones inexplorées renvoient aux parties qui ont été supprimées des quatre livres. C’est le reste inédit que l’auteur empirique a décidé de ne pas inclure dans sa quête. C’est pourquoi il y a comme une sorte de progression vers l’inconnu ou l’inattendu qui passe par le biais d’un laçage des énigmes.

Car ici, les énigmes, ne peuvent être prises dans le sens de détonateurs, et d’annonces du récit, puisqu’elles restent souvent en suspens, glissant de l’un à l’autre sans être résolues. Le lecteur, de temps en temps, sent qu’il est en face d’une sorte d’indice qui devrait se développer ensuite, et trouver son écho et son sens dans un événement ou une situation particulière. Cela crée dans son esprit une attente. Parfois l’attente aboutit à un éclaircissement, c’est-à-dire que l’indice est bien reconnu plus tard comme tel de façon rétrospective : c’est le cas du terme de la “gorge” qui se répète au début du texte, « j’ai coupé aux ciseaux la gorge » (T.R.21), et qui va aboutir à l’égorgement de Meaume et sa perte de voix à la fin. Mais maintes fois, le lecteur rencontre des signes qui lui paraissent constituer des indices, et qui n’aboutissent pourtant à aucun développement signifiant - sinon dans un autre livre de Quignard, comme c’est le cas de la vieille sœur qui urine, de l’oreille dans le bocal de verre et de l’âne. Nous allons développer ces associations à la fin de cette partie dans : « La perte comme réseau livresque ».

Nous avons ainsi l’impression que le livre s’éparpille avec l’avancement du texte narratif. Rien ne se tient et toute tentative de saisie est vouée à l’échec 55 . Nous le relisons et nous nous arrêtons sur la dernière phrase qui semble sans lien avec l’histoire : une comparaison entre le visage brûlé de Meaume et celui des enfants dans la mesure où tous les deux ne reflètent aucune expression. Nous nous demandons si Quignard a brûlé le visage du graveur pour le garder dans l’enfance : Meaume n’est-t-il pas une nouvelle orthographe de « môme » ? Est-ce un nom commun ou un prénom ? D’un côté, nous avons une précision sur les prénoms et les noms des personnages, comme si le narrateur voulait retracer tout l’arbre généalogique de chacun : Anne-Thérèse de Tourangeou, Abraham van Berchem, Nanni Jacob Veet Jakosz, Claude Gellé le Lorrain et ainsi de suite ; et de l’autre côté, Meaume reste sans précision. Cette incertitude sur l’enfance du personnage principal amène le questionnement sur l’indice parental dans l’œuvre. Nous nous demandons pourquoi Meaume a refusé d’avouer sa paternité à son fils ? Pourquoi n’a-t-il pas cédé à la demande de son fils Vanlacre qui est venu à sa recherche ? Cet acte reste injustifié si nous ne remettons pas en doute l’enfance de Meaume. Son attachement à Abraham Van Berchem qui était plus âgé que lui, et le tableau de Hildebrand nous prouvent qu’il était à la recherche d’une certaine vérité. Quignard l’a dit indirectement quand il a précisé que selon les propos de Poilly, son compagnon romain, Meaume « tant qu’il vécut à Rome, il pénétrait dans la petite église si singulière de la Bouche de la Vérité » (T.R.92). Quelle vérité recherche-t-il si ce n’est celle de son origine ? Meaume, dès le début semble être à la recherche de quelque chose qui n’est plus accessible : son enfance. Il ne peut pas être père tant qu’il ignore cette partie de sa vie. Terrasse à Rome ne se termine avec aucune retrouvaille, il renvoie à un début inconnu, à une origine incertaine. Ainsi, il reste ouvert.

Cela rejoint un autre point énigmatique dans le texte : l’histoire des huit extases de Meaume rapportée par son compagnon romain Poilly. Il les explique en les énumérant avec détails et on les rencontre plusieurs fois dans le texte. Elles reviennent sans cesse sous différentes formes. Au début Poilly rapporte les propos du graveur : nous pensons, alors, qu’il les a retenus oralement. Puis nous découvrons un titre, écrit en italique, d’un livre qui s’intitule : Huit extases de Meaume le Graveur. Ces extases sont : Une toile offerte par Claude Gellée dit le Lorrain, une oreille humaine dans un bocal, une tapisserie représentant Ulysse nu cachant son sexe du regard de Nausicaa, un dessin d’une jeune fille au long visage, une gravure à la manière noire de Meaume lui-même, et le rêve de Nanni. Le texte dévoile six extases. Il en reste deux. Nous ne les connaîtrons jamais. Sans chercher à trouver le lien qui les unit, nous nous arrêtons sur le mot lui-même : extase signifie contemplation, isolement et arrachement à soi. Cela pourrait être une station vitale dans la vie quotidienne d’un artiste, qui lui offre la possibilité de l’oubli de soi. Cette procédure le met seul au monde et redéfinit sa relation à l’altérité.

Ainsi, Meaume vit normalement avec les gens malgré tous les événements qui auraient dû le transformer en un être exclu. Mais, d’un autre côté, son refus de paternité rend fragile une telle constatation. Il refuse d’être le père de son fils. Selon Denis Vasse dans La Chair envisagée 56 , un tel refus signifie celui de l’héritier, du successeur, c’est-à-dire le refus de se considérer comme sujet ayant le droit de renaître. C’est une manière de se protéger de l’altération, donc de nier le corps. Dans le texte, Meaume cache son visage avec un chapeau de paille, mais il ne cache pas son corps. Et s’il ne cache pas son corps, qui est bien présent dans plusieurs tableaux, il ne le représente jamais que de dos - silhouette méconnaissable.

Il y a d’autres passages qui restent en suspens de signification dans le texte, et laissent le lecteur perplexe sur leur interprétation et leur présence. Le lecteur rencontre ainsi un discours sur la colère et un autre sur la jalousie : deux définitions :

‘« La jalousie précède l’imagination. La jalousie, c’est la vision plus forte que la vue. » (T.R.100)’

et

‘« La colère est aussi exaltante et vertigineuse que la volupté » ou « La colère signifie la récusation de la couleur. » (T.R.77)’

Nous pouvons associer ces deux termes –jalousie, colère- à l’accident de la défiguration, mais cela reste insuffisant, car la manière dont ils sont mentionnés provoque le doute. Il ne s’agit pas d’analyser l’état psychique de Meaume. De cela il n’est jamais question. Mais ces deux notions impliquent une haine originelle, une souffrance qui s’accorde avec la signature en croix.

Nous remarquons que tous les tableaux de Meaume sont signés en bas à gauche : « A gauche en légende gravée : sedens super asinam Lucius. Meaum. Sculps. August. 1656. Puis la croix de Malte » (T.R.32). Les œuvres artistiques sont habituellement signées en bas à droite. Dans le mode de lecture occidentale, qui passe de gauche à droite et de haut en bas, la partie gauche est celle de l’origine, du commencement. Or, le graveur met sur cette partie une croix, symbole de la souffrance, souffrance de l’incompréhension et de l’invisible. Origine, enfance, souffrance et invisibilité : voilà ce qui véhicule le désir de Meaume, et ce qui le conduit à créer.

Nous rencontrons le graveur à partir de 1639. Aucune indication sur ce qui s’est passé avant. Pourquoi est-il devenu peintre ? Comment a-t-il choisi un tel métier ? Tout ce qui est dit est que sa grand-mère l’a baptisé. Pourquoi sa grand-mère ? Où sont ses parents ? Meaume affirmait que « les faces des enfants sont incertaines » (T.R.128), lui, dont le visage mutilé ne manifeste plus rien non plus. Nous signalons ici une certaine séparation entre le visage et le corps : le visage se cache tandis que le corps continue de désirer. Une telle séparation suppose une perte qui va s’inscrire sur le plan psychique aussi bien que physique et qui va donc se traduire dans la voix de la narration.

Notes
51.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Mémoires de l’origine, p. 202.

52.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire, p. 145.

53.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Mémoires de l’origine, p. 205.

54.

Dans Albucius, Quignard répète le terme «Je noue » (p.72) pour comparer le travail de l’écriture à celui du laçage, qui assemble des pièces et des morceaux.

55.

Ici on ne peut qu’être d’accord avec Chantal Lapeyre-Desmaison quand elle mentionne que « l’œuvre n’est pourtant pas (…) tentative de saisie, capture en son essence. Elle est le ravinement, ce qui reste quand la pluie des choses a déferlé », Pascal Quignard le solitaire Op. cit., p. 15.

56.

Denis Vasse, La Chair envisagée, la génération symbolique, éditions du Seuil, 1988.