2. La narration :

A. La voix du narrateur et des personnages :

Nous avons souligné qu’il y avait un emboîtement hiérarchique très complexe entre les niveaux du texte. Plusieurs livres, plusieurs narrateurs, et par conséquent plusieurs niveaux de narration. De temps en temps, le narrateur ou l’essayiste adresse la parole au lecteur pour légitimer son discours et diminuer l’effet de l’incertitude et de la confusion, en faisant des remarques sur les tableaux, ou en précisant, par exemple, que ce sont : « les deux gravures les plus célèbres qui ont été conservées de Meaume le graveur» (T.R.90). Mais l’incertitude touche aussi le style des récits. Des propos prononcés par des personnages sont mis entre guillemets, et sont rapportés soit à l’écrit par des biographes de Meaume le graveur, comme c’est le cas de Grünehagen, soit à l’oral, comme c’est le cas de Poilly, ce qui distancie l’accès aux informations. Tous ces renseignements sont parvenus à quelqu’un qui donne l’impression d’avoir des documents devant lui. Cela ne l’empêche pas de se comporter à l’occasion comme un narrateur intradiégétique-homodiégétique, c’est-à-dire comme s’il était présent au moment où s’est passé l’événement, et en faisant des remarques qui supposent sa présence. Ainsi d’un dialogue entre Marie Aidelle et Meaume :

‘« Meaume murmura : « Je pense que c’est le tanneur qui vous l’a vendue ?
- Le colporteur, dit-elle.
- Si vous préférez. » » (T.R.47)’

Après la fermeture des guillemets qui signale la fin de cet échange, le narrateur intervient pour faire une remarque :

‘« Car le colporteur avait été tanneur. » (T.R.47). ’

Le récit principal, comme nous venons de le dire, est l’histoire de Meaume. Sa vision ou sa philosophie, sa technique artistique, ses amours et ses amitiés nous sont rapportées par des personnages, sous forme de récits dont certains n’ont pas directement de lien avec lui. Mais ce qui le concerne directement est raconté par plusieurs personnes et écrit dans plusieurs “livres”, dont chacun représente un niveau d’écriture différent. A ce titre, les quatre livres que nous avons précédemment distingués dans Terrasse à Rome 57 deviennent autant des registres d’énonciation distincts et l’histoire de Meaume apparaît dans chacun d’eux comme récit enchâssé. Il apparaît, ainsi, dans sa biographie, dans le livre de Grünehagen (biographe), dans celui du narrateur hétérodiégétique et dans celui de l’essayiste.

C’est une sorte d’œuvre dans l’œuvre, comme un récit dans le récit, un méta-récit, selon les termes de Gérard Genette 58 . Ce récit peut figurer sous forme orale ou écrite ou se donner ouvertement comme un récit intérieur : c’est le cas des récits de rêve et des analyses des tableaux peints par Meaume. Ces récits de second degré peuvent être assumés par une représentation non-verbale, souvent visuelle que le narrateur convertit en récit en décrivant lui-même cette sorte de document iconographique, comme c’est le cas du récit d’Abraham.

Ici, il faut souligner que les relations unissant les récits métadiégétiques aux récits premiers dans lesquels ils s’insèrent, dans Terrasse à Rome, sont rarement des relations de causalité, et le récit second ne joue presque jamais une fonction explicative. Elles sont plutôt d’ordre thématique n’impliquant aucune continuité spatio-temporelle, et confortant donc l’hypothèse des “livres” différents et des niveaux d’écriture. Relations de contraste ou d’analogie, c’est-à-dire non d’enchaînement, mais de médiation. Cela rejoint le registre argumentatif que l’essayiste tente d’insérer dans le roman. C’est le cas, par exemple, du récit d’Eugenio, que nous allons bientôt expliquer en détail, et qui peut jouer une fonction persuasive par rapport à celui de Meaume.

En ce qui concerne les niveaux de narration, il est intéressant de signaler qu’il n’y a pas un niveau plus important que d’autre. Nous pouvons, certes, dire que les petits récits sont les subdivisions du premier, celui du Meaume avec lequel le narrateur ouvre son livre ; mais, lors de la lecture, nous ne ressentons ni la domination, ni la priorité de l’un sur l’autre : chaque niveau prend son ampleur d’une façon indépendante. En principe, dans un récit, le passage d’un niveau à l’autre ne peut être assuré, nous dit Genette, que par la narration : « acte qui consiste précisément à introduire dans une situation, par le moyen d’un discours, la connaissance d’une autre situation » 59 , “embrayage” créant un mélange entre deux mondes, celui que l’on raconte et celui où l’on raconte. Mais chez Quignard, ce passage est souvent simplement assuré par la division en chapitres, et ce sont des blancs et des chiffres (les numéros des chapitres) qui assurent cette fonction. Cela crée de l’inattendu et un choc, car selon Genette « toute autre forme de transit est impossible, du moins toujours transgressive » 60 . Bien sûr ce n’est pas le seul moyen par lequel Quignard effectue le passage : il y en a d’autres, notamment la description de représentations visuelles et de scènes peintes.

Cette absence de hiérarchie fait que chaque narrateur exerce de manière très libre la distance à son propre récit. Tantôt il est proche et donne des détails et des précisions amenant l’impression d’une très grande fidélité, donc d’une très grande objectivité. Tantôt il s’éloigne de la réalité des faits comme un spectateur se tenant à distance du tableau qu’il observe : il propose un récit flou, subjectif et parfois sans fin.

C’est qu’il n’est pas le seul dépositaire de la vérité, du secret ; il accepte ou subit la discussion. Il tient parfois à marquer nettement son rôle en justifiant le contenu ou la portée de son propos, et en nous faisant pénétrer dans son atelier de travail. Souvent, comme s’il voulait se détacher davantage de sa fiction, Quignard adjoint à son narrateur un éditeur dont la tâche consiste soit à présenter au public un document trouvé ou confié - comme lorsqu’il signale après une discussion entre Meaume et Claude le Lorrain, rapportée par Poilly, que « la version n’est pas la même chez Grünehagen » (T.R.33) - soit à retoucher lui-même le texte pour le corriger, le mettre en ordre ou l’annoter, comme s’il s’agissait d’une édition critique, en faisant des remarques comme « Telle était la vie des peintres jadis » (T.R.60). Pour gagner la « confiance », du lecteur, le dialogue narrateur-lecteur devient encore plus ouvert. Le narrateur ne se contente pas seulement d’expliquer au lecteur, il prend aussi son parti : « Dans la colère nos oreilles cessent d’entendre » (T.R.77). Ainsi, nous retrouvons plusieurs narrateurs qui racontent des histoires.

Cette dispersion narrative s’atteste aussi par d’autres procédés. La première phrase du roman est : « Meaume leur dit : Je suis né l’année 1617 à Paris » (T.R. 9). Tout de suite nous imaginons qu’il s’agit de la biographie de ce personnage, qui raconte directement sa vie à des personnes, à un groupe de gens. Dans le deuxième chapitre, le narrateur reprend la parole et c’est lui qui commence à raconter la vie de Meaume à la troisième personne du singulier. Puis, un des personnages raconte quelques détails de la vie de ce graveur et ainsi de suite… Se succèdent des discours directs et indirects, lettres et livres, en une progression sous forme de spirale. Nous avons du mal à limiter un récit cadre et des récits intérieurs selon les termes de Guy Larroux 61 .

Ainsi se confondent proximité et distance, montrer et raconter, incertitude du lecteur entre le réel et la fiction. Jouant sur la distance, Quignard dispose d’une série de procédures que l’on peut classer sur une échelle allant du maximum de distance au minimum. La multiplicité des personnages et la diversité d’actions dans Terrasse à Rome ne brouillent pas la complémentarité entre les deux, mais elles font resurgir l’interrogation sur la priorité. Les deux, personnages et actions, sont indissolublement liés, et le lecteur ne peut s’empêcher d’approfondir sa vision des uns par rapport aux autres, de se demander par exemple, si le personnage est soumis à l’action ou si l’action du récit subit l’influence du personnage et de son état psychique.

Car l’histoire de Meaume peut être considérée comme un cas limite d’« a-psychologisme littéraire » 62 . La violence de quelques événements, sur le plan psychique ou physique, crée le besoin, chez le lecteur, d’avoir un éclaircissement minimum sur l’état du personnage. Il veut saisir le bout d’un fil descriptif de son état psychologique, même s’il va ensuite se lancer dans l’imaginaire et développer lui-même tout ce qui n’est pas explicite. Or, tout ce qu’il trouve, c’est une absence, un trou 63 . Chaque fois que la description est demandée ou espérée, le lecteur ne rencontre qu’un blanc et des points d’interrogation qui ne cessent de s’accumuler au fil du texte. Tentative de suicide, brûlure du visage, mutilation d’une oreille et mort sont toutes des actions violentes liées à la psychologie des personnages ; mais, dans Terrasse à Rome, le lecteur sent que l’action importe plus elle-même et non pas comme un indice de tel trait de caractère. Meaume aime, s’enfuit, erre, grave sans que nous puissions nous former une idée sur ce qu’il est. C’est pour cette raison que nous ne développons aucun lien affectif avec le personnage et que nous restons indifférents devant les quatre versions de sa mort. Parfois nous retrouvons des indications “brutes” à propos du caractère, car une description générale de la jalousie et de la colère survole le texte sans se référer directement aux personnages. Le lecteur peut facilement les relier à Meaume, mais cette piste conduit vite à une impasse et reste sans appui : on peut en formuler d’autres, dire qu’il est en colère ou jaloux pour telle ou telle raison, mais on ne peut pas lier quelque action que ce soit avec ces sentiments. Le brouillage psychologique des personnages perturbe le lien entre les actions et rend confuse la relation de cause à effet : le lecteur ne sait plus si tel personnage est devenu comme cela à cause de tel événement ou si telle action s’est produite dans le texte à cause de tel personnage. Après la brûlure du visage de Meaume, « il court, court. » (T.R.27), puis le narrateur souligne que :

‘« Il resta vingt jours sans mettre le nez dehors dans une auberge sur l’autre rive du Rhin où il était logé avec six autres hommes dans une espèce d’étable. » (T.R.27)’

Le lecteur se contente de voir que l’espace se resserre de plus en plus jusqu’à la fermeture pour pouvoir découvrir le sentiment de Meaume et ses comportements tout de suite après l’accident. Mais la phrase suivante déçoit cette attente :

‘« Puis il quitta ce monde, traversa le Wurtemberg, les cantons, les Alpes, les Etats, Rome, Naples. Il alla cacher son visage à Ravello deux ans durant au-dessus du golfe de Salerne. » (T.R.27)’

Nous avons presque trois actions différentes dans ce petit paragraphe : évasion, isolation et puis errance. Chacune représente un projet à approfondir ; chacune mériterait un arrêt pour comprendre les réactions ou les sentiments intérieurs de Meaume. Mais, les phrases se succèdent sans s’arrêter sur l’effet psychologique. Ainsi, le lecteur a tendance à prendre chaque action comme un fragment séparé du reste, à imaginer ce qui se passe en s’appuyant sur les mots bien plus que sur la succession des faits.

Il est donc vain de chercher dans le texte toute trace de logique chronologique-causale ( « Post hoc, ergo propter hoc » 64 ). Personnages et actions sont présentés, chacun vit en autarcie. Alors que les secondes surgissent, les premiers agissent suivant leur propre rythme. Cela fait partie du choix de l’écrivain, qui vise à affaiblir la cohérence de la lecture pour rendre plus efficace, plus concret l’effet de surprise dans le texte 65 .Chez Quignard le lien entre le personnage et l’action se brise.

Notes
57.

L’autobiographie de Meaume le graveur, l’histoire de Meaume racontée par un narrateur hétérodiégétique, les livres des biographes et des témoins, et finalement le livre d’un essayiste qui possède tous les documents précédents et qui veut écrire un essai sur l’histoire de la gravure à la manière de l’eau forte au XVIIe siècle.

58.

Gérard Genette, Figures III, éditions du Seuil, coll. Poétique, 1972, p. 239.

59.

Ibid., p. 243.

60.

Ibid., p. 244.

61.

Guy Larroux Le Mot de la fin, la clôture romanesque en question, Nathan, Paris, 1995, p. 50.

62.

Pour reprendre les termes de Tzvetan Todorov dans Poétique de la prose suivi de Nouvelles recherches sur le récit, éditions du Seuil, 1978, p. 34.

63.

Dans Le salon du Wurtemberg, le roman commence par une accentuation de ce sentiment de vide qui se manifeste concrètement dans le texte sous la forme d’un vide dans la bouche. Florent, le personnage principal explique : « Le dentiste m’avait arraché une molaire. (…). Il m’en reste le créneau vide dans la bouche, où je passe la langue » Le salon de Wurtemberg, Gallimard, 1986.p. 12.

64.

Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, n°8, éditions du Seuil, 1966. p. 10.

65.

Contrairement aux exclamations de Henry James dans son livre Art of the Fiction : « Qu’est-ce qu’un personnage sinon la détermination de l’action ? Qu’est-ce que l’action sinon l’illustration du personnage ? ». Cité par Todorov, Op. cit., p. 33.