B. L’enchâssement :

Le récit commence avec Meaume: « Je suis né … » (T.R.9) qui est présenté d’abord comme un narrateur second (le narrateur premier ne reprenant la main qu’au deuxième chapitre). Mais la multiplicité des personnages-narrateurs pose ici un problème pour le repérage des récits enchâssés. Il n’y a pas de structure claire comme par exemple : (Meaume raconte que…Abraham raconte que….) 66 . Chez Quignard, des propos directs, des dialogues et une pratique spéciale de la ponctuation perdent le lecteur dans ses tentatives pour repérer le narrateur et les personnages de chaque récit. Les récits s’entrelacent autour des mêmes personnages. Alors que, dans la structure du « récit en abyme », les récits s’articulent autour des narrateurs (donc des niveaux de narration), ils s’entrelacent dans Terrasse à Rome autour du personnage “narré” - Meaume – ce qui produit une interpénétration entre l’enchâssement (la subordination narrative) et les témoignages (la juxtaposition narrative). Il est difficile d’en marquer les limites, ce qui donne l’impression que la subordination syntaxique, un des caractères essentiels de l’enchâssement, est absente. Comme elle paraît absente au niveau des phrases : le texte est construit avec des phrases courtes et des chapitres courts, comme s’ils avaient subi une mutilation. Chaque phrase est indépendante de l’autre, mais elles se lient par un retour des mêmes personnages qui ne véhicule pas une progression quelconque du sens. L’entrée en jeu d’un nouveau nom n’entraîne pas immédiatement une proposition subordonnée qui en raconte l’histoire. Plusieurs noms se suivent et la phrase qui succède à leur nomination n’apporte aucun éclaircissement sur les personnages en question : « Meaume arriva de Lunéville en compagnie d’Errard le Neveu qui le quitta ensuite pour se rendre à Mayence » (T.R.11). Un nom apparaît sans suite, sans aucune information supplémentaire. Qui est-ce ? Quel est son lien avec le graveur ? Que fait-il à Mayence ? Le lecteur n’obtient aucun secours de la part du narrateur. Ainsi, la forme de l’enchâssement est perturbée.

Parfois l’auteur a recours à une sorte d’auto-enchâssement, où l’histoire enchâssante se trouve, à quelques degrés, enchâssée par elle-même. Dans le dernier chapitre le lecteur passe, ainsi, de l’histoire de la mort de Meaume à celle de Marie Aidelle qui raconte à Catherine Van Honthorst l’enfance de Meaume. Il y a plusieurs récits enchâssés : celui d’Abraham, d’Eugenio, d’Oesterer entre autres. Parfois le récit enchâssé prend la forme du livre ou du tableau. L’apparition de Sainte Colombe et de Madame Pont-Carré renvoie à Tous les matins du monde. Reste à savoir l’effet que l’enchâssement peut produire dans un récit. Quand on passe d’un récit à l’autre, le premier est rompu, il atteint son thème secret et en même temps se réfléchit dans cette image de lui-même. Le récit enchâssé est l’image de ce grand récit abstrait qui se dilate progressivement avec un système d’éclosion. Il germe du grand récit pour y ajouter une autre dimension.

Nous ne pouvons pas concevoir cette pratique singulière de l’enchâssement sans penser à l’écriture des fragments propre à Quignard. Chaque phrase, chaque paragraphe et chaque chapitre peuvent être considérés comme autant de fragments, et c’est ce qui donne cette impression d’autonomie parataxique. Revenant sur l’image de la germination, nous pourrions dire que chaque fragment constitue une branche. Il n’y a pas d’asymétrie dans cette structure. Les branches fleurissent, donnent des fruits et s’allongent indépendamment du reste. Parfois, à certains endroits les récits s’entrecroisent. Le lecteur sent une multiplication voulue des noms de personnes et des noms des lieux, qui donne une impression de surcharge 67  ; et à d’autres moments, les récits coulent avec une certaine fluidité qui suggère un mouvement dissimulé. Ici nous touchons l’essence de l’écriture de la perte chez Quignard. L’enchâssement et les fragments, comme nous l’avons vu, influencent la fluidité de la narration. Ils mettent plus en lumière la partie non-dite du récit qui se cache derrière ce qui reste. L’écriture de la perte est dans ce sens, une écriture qui a subi une suppression ou une mutilation qui va donner une puissance à la partie qui reste. Ainsi, s’enchevêtrent le continu et le discontinu dans l’écriture de la perte chez Quignard.

Notes
66.

Comme le signale Bernadette Bricout dans son article « conte » dans l’encyclopédie universalis : Dans Les Mille et une nuits, cette structure en abyme se reproduit à l’infini comme dans les poupées gigognes. Tzvetan Todorov a mis en évidence ce procédé d’enchâssement: « Chahrazade raconte que Dja’far raconte que le tailleur raconte que le barbier raconte que son frère (et il en a six)... » (La Malle sanglante, Khawam, I). 

67.

Nous allons développer le thème de surcharge au sens artistique du terme dans « l’écriture baroque » dans la troisième partie.