B.1. Continu - discontinu :

Cette technique de l’enchâssement remet en cause le thème de la continuité dans Terrasse à Rome. Après avoir montré toutes les parties qui contribuent à déstabiliser le lecteur sur le plan narratif ou sur celui du récit, on se demande en quoi l’œuvre est homogène ou, en d’autres termes, continue. Le livre affiche la mention roman au-dessous du titre. Dans ce genre, les événements se déroulent normalement selon une certaine logique cohérente qui se manifeste explicitement à travers un processus de succession d’idées, d’événements ou d’actes accomplis par les personnages ; c’est-à-dire à travers un certain continuum. Le roman s’associe au réel et celui-ci à son tour se lie au continu 68 . Dans le même sens Chantal Lapeyre-Desmaisons souligne que « le plein est romanesque » 69 . Le principe même de l’enchâssement représente aussi une forme de continuité : on passe d’un récit à l’autre pour revenir ensuite au premier qu’on a suspendu.

Mais dans Terrasse à Rome, il en va différemment. On passe d’un récit à l’autre sans préparation, et le lecteur ne retrouve plus ensuite la trace du récit premier interrompu. En même temps, les récits qui “germent” du premier ne sont pas terminés, comme nous l’avons souligné antérieurement dans « un début et une fin incertains ». Donc, à la place de la continuité qui devrait être reflétée par le principe du roman, la discontinuité s’installe. Elle convoque l’idée d’un monde dont l’ordre est soit absent soit invisible. C’est le laisser-aller d’une réflexion sans méthode - ce qui justifie les questions que nous avons posées au début : le déplacement du début et de la fin, la coupure des récits, les personnages sans histoires et la diversité des lieux confirment cette idée d’incohérence. Ce sont les formes de la discontinuité dans le texte. Ainsi, une tension naît entre l’enchâssement, qui demande une forte maîtrise des techniques de l’écriture, et la discontinuité qui se manifeste parfois sous forme de fragments et qui renvoie, d’après Jean-Louis Galay, à l’idée d’une « hésitation prolongée », d’un « manque de maîtrise » 70 ou d’une « lâcheté » de la part de l’écrivain, selon les propres termes de Susini-Anastopoulos 71 .

La discontinuité a une structure négative, paradoxale et déceptive. Elle donne l’impression qu’il y a toujours quelque chose de caché, du “non-dit” selon les termes de Quignard. C’est-à-dire qu’elle a une substance symbolique, mais puisqu’elle est considérée comme négative, elle n’exprime ce contenu qu’en le maintenant indésignable. Jusqu’à la fin de Terrasse à Rome, le lecteur s’interroge sur ce “non-dit” du texte et essaie d’établir des hypothèses sur ce qui lui échappe, sur ce contenu mystérieux qu’il n’arrive pas à saisir via le texte visible. Ainsi, l’efficacité de la discontinuité, dans le livre de Quignard, ne s’exerce que dans la bipolarité de l’ordre et du désordre, car elle n’est ni originelle, en considérant que toute source de pensée est fluide, ni spontanée, puisqu’elle est insérée dans un cadre romanesque. Or dans le roman, en principe, rien n’est gratuit. Cela a plusieurs conséquences : premièrement la discontinuité signifie et en même temps elle est irréductible aux contenus manifestes ; le lecteur sent que le passage non préparé d’une idée à l’autre produit un effet influant sa lecture, mais il n’arrive pas à traduire cet effet par le contenu textuel, comme si la discontinuité liait et séparait en même temps. Deuxièmement, elle accueille la diversité des interprétations sémantiques non pour les exprimer mais pour en opérer une formalisation paradoxale et déceptive, car elle récuse le lien qu’elle laisse pressentir. Elle encourage l’imagination du lecteur à interpréter seulement pour lui procurer une déception à la fin. Le lecteur a ainsi besoin de développer une interprétation pour que son échec soit justifié. Créant un vide qui s’accompagne d’un sentiment d’incomplétude et de perte, ce processus déstabilise toute assurance quant à un sens qui serait déjà acquis, promis ou à venir.

Dans Terrasse à Rome, nous avons d’un côté des passages qui ne se lient pas entre eux, ni ne s’insèrent dans un groupe - ce qui reflète la volonté d’une écriture fragmentaire ; et de l’autre côté, nous avons une écriture qui s’inscrit dans un espace romanesque, et qui devrait donc fonctionner selon un certain ordre logique et cohérent. Rappelons-nous qu’on n’est pas dans l’univers des Petits traités, de La haine de la musique ou du Sexe et l’effroi qui sont des ouvrages portant le titre d’essai et qui sont écrits selon une technique fragmentaire claire, avec des paragraphes séparés de blancs ou d’étoiles. Le blanc ou le vide dans un essai appelle à la méditation sur ce qui vient de se dire, ou il se manifeste comme une introduction à ce qui va suivre. Dans les deux cas il n’est pas “frustrant” pour un lecteur qui cherche à suivre les arguments de l’analyste. En tant que destinataire, le lecteur reçoit passivement le message selon l’ordre choisi par l’écrivain. Mais, le fait d’introduire un tel système dans un espace romanesque perturbe le récepteur qui perd peu à peu confiance en un narrateur qui lui paraît essayer de lui cacher des informations et ne pas dire toute la vérité. Ce qui lie, habituellement, le lecteur au roman est d’abord la révélation d’une vérité quelconque ; puis le rapport à un espoir donné par la parole d’un narrateur 72 . Ainsi, le lecteur de Terrasse à Rome ne peut pas rester indifférent devant les blancs, les sauts et les interruptions des récits du texte. Il essaie toujours de remplir le vide et de chercher le manque qui rôde dans cet espace romanesque construit selon un rythme fragmentaire. En d’autres termes, le lecteur ressent plus la présence de la partie perdue dans l’écriture que celle qui reste.

Nous avons vu plus haut comment Quignard choisi une présentation typographique spéciale à son roman pour lui donner l’image de l’écriture fragmentaire. Reste à savoir si la fragmentation touche aussi la progression des phrases au niveau sémantique.

Notes
68.

Selon Maurice Blanchot, dans L’Entretien infini, on suppose, le plus souvent implicitement, que le réel est continu et c’est avec Aristote que le langage de la continuité devient le langage officiel de la philosophie. Gallimard, 1969, p. 8.

69.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Mémoires de l’origine, Op. cit., p. 220.

70.

Jean-Louis Galay, « Problèmes de l’œuvre fragmentale : Valéry », in Poétique, éditions du Seuil, n° 31, septembre, 1977, p. 337.

71.

Françoise Susini-Anastopoulos, L’Ecriture fragmentaire, PUF, 1997, p. 72.

72.

Comme la Bible, le roman est un récit d’essence plus ou moins religieuse qui s’associe à un concept de vérité. Voir L’Ecriture fragmentaire, de Françoise Susini-Anastopoulos Op. cit., p. 80.