B.2. Le non-dit dans le fragment :

Le fragment donne lieu à des jugements radicalement opposés. Il appelle souvent à une définition négative : éclatement, dispersion, déconstruction, coupure, voire blessure sont les termes fréquemment liés à cette forme d’écriture. C’est une partie d’un tout si vaste et si confus qu’il détient cette force qui fait alterner la parole et le silence et « porte l’asphyxie des mots dans les mots eux-mêmes », selon André Guyaux 73 . L’histoire de ce style d’écriture n’est pas mise en cause 74 , mais, ici, il s’agit bien de préciser la nouveauté de Quignard qui est d’y recourir dans un espace et un projet romanesques.

Examinons le texte pour voir sur quels critères nous avons considéré l’écriture de ce livre comme fragmentaire :

‘« Meaume leur dit : « Je suis né l’année 1617 à Paris. J’ai été apprenti chez Follin à Paris. Chez Rhuys le Réformé dans la cité de Toulouse. Chez Heemkers à Bruges. A Bruges j’aimais une femme et mon visage fut entièrement brûlé. Pendant deux ans j’ai caché un visage hideux dans la falaise qui est au-dessus de Ravello en Italie. Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirent pas, sans parler, n’écoutent personne. La falaise qui domine le golfe de Salerne était un mur qui donnait sur la mer. » (T.R.9)’

Le narrateur présente un personnage qui raconte une histoire. Celui-ci, au début, donne l’impression qu’il est en train de raconter sa vie : date et lieu de naissance. Puis il retrace son parcours professionnel à travers les noms de ses maîtres et ceux des lieux de son apprentissage. Ensuite, il passe à un évènement concernant sa vie affective suivie d’une réflexion générale sur les hommes désespérés, et finalement sur les lecteurs. Nous ignorons à qui il s’adresse, et ses arguments s’arrêtent ici : il n’y aura pas de suite, c’est la fin du premier chapitre. Ensuite, le narrateur reprend la parole pour poursuivre l’histoire de ce personnage. Nous pourrions imaginer que ces réflexions sur l’homme n’auraient pas la même forme si elles étaient présentées dans un recueil de fragments ou dans un essai. Mais, ici, les sauts d’une idée à l’autre et les images qui les accompagnent renvoient à la densité d’une écriture tranchante présentée dans un cadre romanesque. Dans cette perspective, nous partageons l’opinion de Norbert Czarny, selon qui ce roman n’a pas la forme fragmentaire traditionnelle,

‘« mais il se lit aussi comme on regarde une mosaïque, l’œil à la fois attiré par la partie et le tout. Ici, le rythme des phrases, le jeu sur l’ellipse, le silence ou au contraire la scène (très rarement employée par le romancier) donne cette impression du détail, et de l’ensemble dont il fait partie » 75

Le lecteur de Terrasse à Rome est impressionné par la force et la solitude de chaque mot qui lui font oublier le lien avec l’ensemble, ou plutôt la cohérence qu’il peut invoquer avec le reste du livre. En d’autres termes, nous avons ici un problème de sens qui va être déterminé par la réceptivité du lecteur. L’interprétation de la succession de ces phrases doit respecter la part du silence d’une pensée qui procède sans progression argumentative manifeste. Dans ce paragraphe choisi du livre de Quignard, il n’existe ni espace blanc, ni jeu typographique, ni mise en page spéciale ; pourtant, un halo d’indétermination persiste à entourer les mots et à les charger de suggestions diverses. De manière générale, d’ailleurs, il faut souligner que les blancs de ce livre ne sont pas des espaces séparant des paragraphes, mais plutôt des arrêts de phrases au milieu de la ligne, avant que le texte ne continue sur la ligne suivante. Ce sont donc des espaces minimes mais qui pourraient renvoyer aux espaces blancs dans les recueils des fragments. Comme dans l’exemple suivant lorsque Meaume s’adresse à Nanni :

‘« Meaume encore : « chacun suit le fragment de nuit où il sombre.
Un grain de raisin gonfle et se déchire.
Au début de l’été toutes les prunes reines-claudes se fendent.
Quel homme n’aime quand l’enfance crève ? » » (T.R.15) ’

L’écrivain ouvre intentionnellement l’œuvre à la libre réaction du lecteur. En quelques lignes il fait appel à différents thèmes : autobiographie, psychanalyse, philosophie, création littéraire et artistique. Une œuvre qui suggère, selon Eco, « se réalise en se chargeant chaque fois de l’apport émotif et imaginatif de l’interprète » 76 . Ainsi, le texte de Quignard, fondé sur ce pouvoir de suggestion, vise directement le monde intérieur du lecteur afin qu’en surgissent des réponses neuves, imprévisibles et des résonances mystérieuses.

Quignard coupe les phrases, les récits, les idées et les chapitres. Une réflexion sur le fragmentaire et le discontinu s’impose au sein d’un texte qui a la forme narrative. Il exclut la forme fragmentaire habituelle, souvent utilisée dans ses essais et basée sur le jeu typographique et les espaces blancs, pour introduire une nouvelle, non visible, à l’intérieur d’un texte qui se présente de manière continue et narrative. Ainsi, les fragments se manifestent entre les lignes et non sur la totalité de la page. Ils imposent le silence qui les suit imperceptiblement. D’une certaine manière, le lecteur se sent non plus devant une œuvre qui demande à être repensée et revécue selon une direction donnée, mais bien devant une œuvre « ouverte », selon les termes d’Eco 77 , qu’il accomplit au moment même où il en assume la méditation. Dans ce sens, privée de la sécurité de l’achèvement, l’écriture de Terrasse à Rome, suggère la nécessité d’une double réception : celle qui intègre la phrase dans un groupe, mais aussi celle d’un lecteur capable, à la fois, d’assurer le sens et de le prolonger - contrairement à ce que pense Chantal Lapeyre-Desmaison lorsqu’elle assure que « la forme brève paralyse l’expansion du sens » 78 .

Notes
73.

André Guyaux, Poétique du fragment, éditions A la Baconnière, Neuchâtel, suisse, 1985, p. 9.

74.

Pour André Guyaux, ce style commence avec les Illuminations de Rimbaud, influencé par les poèmes en prose de Baudelaire. Selon Blanchot, c’est avec Pascal et son discours à double dissidence de la pensée et de la mort destiné à enseigner la vérité chrétienne et à en persuader les libertins. Tandis que pour Françoise Susini-Anastopoulos, c’est avec Derrida en particulier, et son œuvre qui correspond au climat philosophique post structuraliste.

75.

Quinzaine littéraire, n°781, 6-31 mars 2000, p. 7.

76.

Umberto Eco, L’œuvre ouverte, éditions du Seuil, 1965, p. 22.

77.

Ibid., p. 22.

78.

Mémoires de l’origine, Op. cit., p. 198.