B.3. La perte dans le fragmentaire :

L’écriture fragmentaire pourrait alors se définir comme la perte d’une totalité intérieure qui aurait brutalement volé en éclats sous le coup de quelque cataclysme ou d’une simple et ruineuse négligence. Elle est ce qui reste, le déchet, la trace négative d’une œuvre, qui a été perdue ou qui n’a jamais vu le jour. C’est ce que Terrasse à Rome donne comme impression immédiate, lorsque le lecteur soupçonne qu’il y a des parties effacées. Ainsi, le texte irrite et séduit à la fois, et la réaction à ses fragments ne cesse d’osciller entre le dénigrement et l’apologie. Si son appréhension se charge de tant de connotations négatives et évoque les déchets, c’est aussi parce que, forme éternellement tangentielle, il est, à la manière de l’essai, suspect de mixité de genres. On peut ainsi qualifier diversement ce livre : « œuvre ouverte » selon Eco, « livre sommatif » 79 selon Susini-Anastopoulos, « roman à thèse » 80 selon Susan Suleiman, ou bien « roman d’art » selon Melmoux-Montaubin 81 . C’est qu’il échappe à toute étiquette précise : il est tout cela à la fois et aucun de ces termes. Quelle que soit la caractérisation choisie elle ne change pas le double effet qu’il exerce sur le lecteur : le négatif et le beau s’y mélangent et s’y confondent pour refléter la positivité d’une perte ressentie suite à un processus de créativité productive.

La provocation fragmentaire ne va pas sans culpabilité de la part de l’écrivain. Faire voler en éclat la belle ordonnance de l’œuvre, c’est mettre à mort le paradigme, mais c’est aussi volatiliser, pulvériser le reflet de l’artiste, qui perd avec son propre visage la paternité de son œuvre, et encourt le risque de la méconnaissance, comme c’est le cas pour Meaume. L’écriture fragmentaire est ainsi prétexte à tout un débat esthético-psychologique sur la capacité de l’impuissance et la réussite de l’échec : c’est le signe de l’inconsistance psychologique et de l’impuissance formelle. Le fragmentaire textuel pourrait même paraître une véritable “lâcheté”. Car instaurer les rapports est possible : il suffit de les imaginer librement et d’en prendre le risque. Dans cette perspective, le fragment est non seulement la preuve d’une carence de l’imagination créatrice, mais encore la tentative suspecte de la contourner et de la masquer.

Mais à l’intérieur du négatif, il y a une beauté. Couper, fragmenter et morceler seraient les meilleurs moyens d’exalter et de vivre le bonheur du hasard, voire d’un hasard voulu. Ici, il s’agit bien de l’imprévisible que Quignard ne cesse de réclamer dans son écriture. Cette capture des phrases, des citations et des formules peut aussi être éprouvée comme un véritable voyage du désir : celui d’un créateur, Meaume, qui conduit le lecteur à travers les lignes. Selon Maurice Coyaud, c’est « le désir de retenir ce qui fuit, de ne pas laisser échapper ce qui passe » 82 . Le texte devient alors un véritable lieu de découverte et de révélation 83 . Ici, le bonheur n’est absolument pas écrit, et il est pourtant ressenti et partagé avec la certitude des silencieuses évidences. Il ne s’agit pas d’exprimer, moins encore d’émouvoir ou d’étonner, mais de dire les choses avec le minimum possible. Cette écriture, si elle brise et suspend, est par vocation naturelle le miroir d’un certain malheur du sujet, de l’œuvre et du temps. Elle est aussi la source d’une satisfaction intense et d’une joie d’autant plus forte qu’elle est vécue sur fond de perte. Il y a donc une fragmentation heureuse et une authentique jubilation qui serait commune à l’auteur et au lecteur. Le texte fragmentaire « n’est que charmes (surprises, fraîcheur perpétuelle) et qu’ornements » 84 . Ce qu’un tel texte propose est un état naissant ou provisoire des idées. Il est destiné plus à éveiller qu’à conduire l’esprit. Le processus de germination, que nous avons mentionné plus haut, contient l’idée d’une croissance organique, mais ces prétendus germes sont destinés à engendrer, par leur correspondance harmonique, quelque chose d’inaccessible par simple croissance, c’est-à-dire par amplification. Cela confère à l’écriture un mouvement qui ressemble à celui de l’art baroque.

Quignard explique dans son livre Une gêne technique à l’égard des fragments :

‘« (…)mon ambition est de dire en dix phrases ce que cet autre dit en un livre – ne dit pas en un livre. » 85

Dans Terrasse à Rome, il met en application cette idée. Il se livre alors à des pratiques diverses et d’apparence souvent insignifiante comme celles de supprimer ou de corriger un mot : « Jadis kholè ne signifiait pas ira mais noirceur » (T.R.77), de surveiller une figure : « Vous êtes un peintre. Vous n’êtes pas un graveur voué au noir et au blanc c’est-à-dire à la concupiscence » (T.R.38), de trouver un néologisme ou une innovation à l’égard d’un certain terme : « On appelle berceau la masse qui graine toute la planche pour la manière noire » (T.R.72).

Cette vigilance métalinguistique se manifeste dans l’écriture de Quignard à la fin des années quatre-vingt dix. Au début de son oeuvre nous notons une distinction nette entre les recueils de fragments, comme Petits traités, et les romans de type traditionnel comme Carus, Le salon de Wurtemberg et Les escaliers de Chambord, que Bruno Blanckeman, dans son livre, a regroupés en un triptyque qui« correspond à un retour mesuré au romanesque, dans ses fonctions les plus classiquement admises » 86 , et qui n’est que la tendance dominante des années quatre-vingt. C’est avec Vie secrète que le mélange entre le fragmentaire et le romanesque commence, mais le livre ne porte aucune précision sur son genre.

L’insertion du fragment dans Terrasse à Rome se présente sans doute comme un prélude à d’autres textes, un laboratoire de récits futurs, ou d’un autre rapport au récit, dont la dernière page dessine peut-être l’esquisse du roman. Nous y retrouvons le nom de Concini sans pouvoir, comme nous l’avons signalé antérieurement, trouver le lien entre ce personnage et Meaume le graveur 87 . La présence de Concini, dans Terrasse à Rome ne fournit pas une cohérence, mais c’est un appel à entrer dans une “attente herméneutique” : le lecteur est conduit à ne pas se satisfaire de la partie fictive et à s’interroger simultanément sur un sens à venir ou à construire. Dans ce contexte le fragment pourrait se présenter, même de façon approximative, comme la forme d’écriture capable d’assurer la survie du romanesque « perdu » 88 en le détachant du roman.

Ainsi, nous constatons qu’il y a une sorte d’oscillation entre l’écriture fragmentaire et l’écriture romanesque. Tantôt un personnage narre une histoire ; tantôt le lecteur trouve des passages suspendus au milieu du texte, et qu’il a du mal à associer à l’ensemble ou à insérer dans un groupe : nous les considérons comme des fragments à cause de leur caractère bref, condensé et centré sur une idée précise. Mais exercer un tel style au sein d’un texte narratif reflète la volonté de transmettre un message. Quand on est au milieu d’une fiction et que brusquement tout s’arrête pour une réflexion qui se détache du contenu, cela signifie que cette partie ou cette phrase est porteuse d’un message, d’un enseignement. Il est vrai qu’il y a des passages dans Terrasse à Rome qui ne s’intègrent pas dans le contexte de l’histoire, comme la réflexion sur la jalousie, sur la colère et sur l’extase, mais nous ne pouvons pas dire que ces passages ne sont là pour rien. Il faut qu’il y ait un sens à leur présence. Par la place que l’écrivain leur donne, il veut “démontrer” quelque chose, convaincre son lecteur, le persuader d’une certaine vérité. Reste à savoir de quelle vérité il s’agit et si elle a une relation avec le reste du texte.

Notes
79.

« L’on appellera livre sommatif tout livre qui, tout en n’étant pas un roman, témoigne de l’ambition d’une certaine magistralité, celle que, précisément, le fragment récuse, en même temps que le long et l’achevé », Op. cit., p. 74.

80.

« Genre narratif didactique. C’est un roman réaliste qui se signale au lecteur comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la validité (ou l’absence de validité) d’une doctrine.C’est un type de roman qui se fait lire d’une certaine façon. Il est fondé sur un verbe : démontrer. », Poétique, n° 32, novembre, 1977, p. 468.

81.

« s’y développe en effet l’idée que l’art est un, en quelque sorte, et qu’un peintre, un musicien, un écrivain, lorsqu’il prend la main que lui laisse un lecteur, un auditeur, ou le visiteur d’un salon de la Rose+Croix, non seulement a le devoir de le conduire à une belle œuvre, mais aussi de l’initier à un monde supérieur, sphère de la beauté où se correspondent tous les arts », Le Roman de l’art, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Kincksieck, 1999, p. 7.

82.

Maurice Coyaud, Fourmis sans ombre, éditions Phebus, paris, 1978, p. 17.

83.

Susini-Anastapoulos cite Cioran : « plus encore que dans le poème, c’est dans l’aphorisme que le mot est dieu », Op. cit., p. 101.

84.

Selon Galay, à propos de Valéry, Op. cit., p. 339.

85.

Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata Morgana, 1986, p. 38.

86.

Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables, Op. cit., p. 165.

87.

L’histoire de Concini se trouve dans un autre livre de Quignard, Petits traités II, qui pourrait répondre un peu à cette interrogation.

88.

Bruno Blanckeman note que dans l’actuelle prolifération des publications romanesques, la multiplication des auteurs, la promotion de nouveaux relais médiatiques ou technologiques, agissant en retour sur la littérature, sa production, sa conception. « Le sens du romanesque s’est perdu », Dix-neuf/Vingt, n° 2, octobre, 1996, p. 233.