C. Fragment-Citation-Exemplum :

Tout détachement momentané du contexte narratif peut-être pris comme un message adressé ou une situation quelconque à montrer, à analyser ou à expliquer selon la logique de l’exemplum. Dans Terrasse à Rome, nous sommes bien loin de l’exemplum dans le sens que lui donne la littérature religieuse et didactique du Moyen-Âge. Selon J.-Th. Welter, l’exemplum est un récit ou une historiette, une fable ou une parabole, une moralité ou une description pouvant servir de preuve à l’appui d’un exposé doctrinal, religieux ou moral 89 . Il y a une difficulté d’appliquer une telle définition à notre ouvrage. Pourtant, au moment où le récit de Meaume le graveur s’interrompt pour céder la place à une méditation argumentative présentée sous forme de citation, de fragment ou de récit, l’idée de l’exemplum ressurgit. Il y a une volonté de faire comprendre ou de faire passer indirectement un message ; et ce procédé permet au narrateur de se retirer habilement, en cas de controverses, des arguments présentés ou de l’ambiguïté des situations.

Les sources de l’exemplum, chez Quignard, sont les mêmes que celles que décrit J.-Th. Welter dans ses deux livres, et que reprend Lecoy de la Marche dans son “Introduction” au traité d’Etienne de Bourbon 90  :

Soumis à l’effet de l’exemplum, le lecteur de Quignard apprend ainsi à chercher des réponses ailleurs, et notamment dans d’autres livres. Expliquant sa démarche d’écriture et justifiant la raison de ses livres, l’auteur précise : « parce que j’ai lu dans une page (…). Ce sont autant de vols, de courts-circuits, d’impossibilités chronologiques dont on perd la source peu à peu (…) » 92 . Ainsi, nous sommes obligés de fouiller d’autres sources pour arriver à lier et comprendre. Comme le nom de Concini dont nous avons trouvé la référence première dans Petits traités II, l’exemplum, aussi, trouve son écho dans la présence de saint Ambroise dans le traités XXXIV : « Scène de lecture ambroisienne » 93 , puisque, selon les livres historiques, ce dernier semble avoir été le premier dans l’Eglise occidentale à recommander l’emploi de l’exemplum. De cette manière, le procédé trouve une raison d’exister qui embrasse toute la matière narrative et descriptive du passé et du présent.

La longueur de l’exemplum varie selon l’importance du sujet même. Selon Welter, quand il est extrait d’une source écrite, il est généralement présenté sous une forme abrégée, comme la citation de Noé et Job que nous allons expliquer ultérieurement. Au contraire, quand il est emprunté à la tradition orale, il est soumis au cours du développement à des transformations de détail qui s’écartent assez sensiblement parfois des autres versions.

Dans Terrasse à Rome, l’exemplum apparaît, donc, dans une phrase : « Dans la colère nos oreilles cessent d’entendre » (T.R.77), dans une citation : «Il dit en soufflant : « Je pense que toute ma vie j’ai été jaloux. La jalousie précède l’imagination. La jalousie, c’est la vision plus forte que la vue » (T.R.100), ou bien dans un récit, comme c’est le cas pour le suicide d’Eugenio ou celui de la mort d’Abraham Van Berchem. Mais au-delà de ces manifestations variables, il revêt surtout deux fonctions :

En outre, dans chacune de ces deux catégories, l’exemplum prend deux formes : la citation et le récit.

Notes
89.

J.-Th. Welter, L’Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen âge, éditions Occitania, 1927, p. 1.

90.

Ibid., pour le deuxième livre de J.-Th. Welter c’est, La Tabula Exemplorum Secundum Ordinem Alphabeti, recueil d’exempla compilé en France à la fin du XIII e siècle, Occitania, 1926.

91.

Fourmis sans ombre, Op. cit., p. 65.

92.

Le Débat, n°54, 1989, p. 80.

93.

Quignard, Petits traités II, p. 211.