C.1. Première catégorie : L’exemplum “cognitif-paradigmatique”

Dans Terrasse à Rome, la citation constitue une pratique à la fois régulière et diversifiée. Pouvant se présenter comme une solution de facilité, elle conserve cependant son intérêt structurel et paradigmatique. En effet, citer signifie accorder une présence tangible à un absent, comme si c’était un moyen de faire parler les morts ou les absents en leur donnant une voix. Gérard Farasse dit à propos des écrivains morts dans le texte de Quignard, dans son article « Avec » :

‘« Il (Quignard) les appelait et leur prêtait son corps pour les faire renaître : il leur confiait son ventre, sa poitrine, son bras, sa main et il les faisait passer par sa voix. » 94

Mais en même temps la citation reflète l’image d’un morcellement et d’un démembrement du texte originel. C’est pourquoi avec elle surgit souvent la question de l’origine qui a été morcelée pour donner naissance à une phrase ou à un fragment. Ainsi, la citation est à la fois l’image d’un démembrement et celle d’un achèvement. Derrière le texte découpé surgit une unité complète, et par conséquent malléable, qui donne au texte le dynamisme d’un acte de re-création. Selon Antoine Compagnon, la citation est « un organe mutilé, mais elle serait déjà un corps propre, vivant et suffisant » 95 . Donc, elle se rapproche du fragment par la forme et le fonctionnement, la seule différence étant la présence d’un “propriétaire” à qui elle appartient. Le fragment peut être considéré lui-même comme citation première, et la citation peut, en retour, faire figure de fragment secondaire, comme dans l’exemple suivant :

‘« Et ubicumque cadaver fuerit, statim adest aquila. « Là où est le cadavre, l’aigle se trouve » (Job, XXXIX, 30). » (T.R.123) ’

La citation est ici rapportée par le narrateur lui-même. Une relation triangulaire s’établit entre le lecteur, le texte et la source, c’est-à-dire le livre d’où est tiré cet extrait, ce qui oblige le lecteur à interpréter le recours à la citation et à inventer de nouveaux rapports d’intertextualité. Ici l’exemplum prend la forme d’une parole de l’Ancien Testament, comme le souligne Susan Suleiman dans son article Le récit exemplaire 96 . Ainsi vise-t-il à montrer le modèle à suivre ou non. Cette citation biblique n’existe que pour donner un sens supplémentaire à celui qui est impliqué par le contexte narratif de l’histoire. Le lien ne peut être qu’évident. De pareilles citations font retour au contexte : elles précisent et renforcent un sens déjà existant, et préparent peut-être au choix du personnage qui va suivre. Nous en trouvons plusieurs dans notre texte, comme lorsque Meaume cite : « C’est Noé et sa nef » (T.R.56). Cela invoque le naufrage et la survie aussi bien que le concept de l’œuvre artistique, dans la mesure où elle regroupe des éléments hétéroclites en insistant sur l’absence des limites qui séparent les choses 97 . C’est pourquoi nous proposons de considérer cette catégorie d’exemplum comme paradigmatique, car elle prépare un choix à faire et un acte à suivre. Elle annonce un changement de situation d’un état à l’autre. Dans l’ensemble, la citation fonctionne alors comme un composant littéraire en situation d’appel : le livre paraît comme un cirque où les séquences textuelles, toutes origines et toutes préoccupations confondues, s’enchaînent comme des numéros.

Nous avons signalé aussi dans cette catégorie d’exemplum les descriptions des tableaux. La plupart de ceux qui sont mentionnés relèvent du répertoire religieux : La « Tentation de saint Antoine » (T.R.80), « sainte Paule dans le port d’Ostie » (T.R.29), « Saint Jean dans l’île de Pathmos » (T.R.90), « saint Jean-Baptiste » (T.R.31) ; même ceux qui relèvent du répertoire profane montrent des histoires décisives et proposent des situations de choix : « Héro et Léandre » (T.R.90), « Hildebrand et Hadubrand » (T.R.98). Leur description engendre un récit et l’on se demande parfois qui, de Meaume ou de ce qu’il peint, est le véritable protagoniste, comme dans le chapitre XXXI où le lecteur ne trouve que Saint Jean et le couple Héro et Léandre présentés par deux tableaux de Meaume. Ainsi nous pouvons considérer ces tableaux comme des exempla de la première catégorie (paradigmatique) qui incitent à prendre une décision car ils se présentent comme le lieu de la rencontre d’histoires passées (avec toutes les relations qu’elles drainent) et du présent de l’écriture.

Dans cette catégorie, il y a bien évidemment le récit. Pour que celui-ci se présente comme un exemplum, il faut qu’il soit achevé, afin que le lecteur en tire profit, c’est-à-dire puisse le comparer avec le contexte du récit premier pour trouver la résonance que l’auteur essaie de faire entendre. Il faut donc que l’exemplum ait une fin permettant de décider de son sens par rapport à l’histoire de Meaume. C’est ce que nous désignons par la valeur syntagmatico-paradigmatique sur laquelle se conjugue le texte narratif. Dans ce livre, le récit d’Eugenio peut être considéré comme exemplum car il a une fin et un début bien clairs. Il correspond au schéma d’A. C. Danto qui est à la base de tous les textes narratifs selon Susan Suleiman et Karlheinz Stierle 98 . Nous pouvons l’analyser, de fait, selon trois étapes :

  • Eugenio est impuissant au début. (X is F at T1).
  • L’aventure encouragée par Marcello Zerra. (H happens to X at T2).
  • Eugenio se suicide après. (X is G at T3).

L’impuissance initiale d’Eugenio est un état d’équilibre (T1). Suite à une série de changements qui se passent en (T2), Eugenio passe d’un état à un autre (F à G) en (T3). Nous avons une situation et l’issue de cette situation suite à l’aventure qui s’est déroulée dans la phase intermédiaire (T2). Le récit de l’impuissance sexuelle de ce personnage avec les deux prostituées florentines et l’échec de son mariage est comme la reproduction d’un procès qui vient rompre un état d’équilibre et qui, par une série de changements, atteint un nouvel état opposé au premier. L’exemplum, ici, montre les conséquences inévitables de telle ou telle décision prise dans une situation donnée. C’est dans cette phase seconde que réside la force de la conviction de l’exemple, qui nous encourage à accomplir une action ou à y renoncer. De plus, outre son caractère moral, d’autres rapports apparaissent lors de son déroulement narratif : les rapports du bien et du mal, de l’intelligence et de la naïveté, de la puissance et de l’impuissance, de l’illusion et de la désillusion.

Ce récit sert comme exemple qui pourra être interprété selon deux perspectives. Selon la première, contrairement à Eugenio, Meaume est toujours libre de ses actes et il n’a subi l’influence ni la pression de quiconque. Il suit l’appel de son désir et refuse toute sorte de contrainte. Il s’identifie au libre mouvement de la nature et à la pureté de ses éléments : « Meaume aurait été la nature, il n’aurait fait que les éclairs ou la lune ou les vagues écumeuses de l’océan en tempête déferlant sur les roches noires de la rive » (T.R.33).C’est-à-dire qu’Eugenio est une figure antithétique du héros : celle de qui subit sans pouvoir dire un mot. Le récit, dans cette perspective, pourrait remettre en cause la présence des parents dans la vie des enfants, ce qui conduit au thème de la quête de l’origine chez Meaume. Mais selon une seconde lecture, le suicide d’Eugenio a comme corrélat la mort de Meaume ou son suicide, selon l’une des quatre versions de sa mort. L’exemple anticipe ce qui va se passer et sert à y préparer le lecteur. Quelle que soit la ligne interprétative l’exemplum est lié à une décision à prendre ou qui a déjà été prise. Le message qu’il essaie de transmettre doit être bien compris, c’est-à-dire communiqué sans ambiguïté au lecteur.

Notes
94.

Revue des Sciences Humaines, n° 260, 4/2000, p. 19.

95.

Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, éditions du Seuil, 1979, p.31.

96.

Poétique, n°32, novembre, 1977, p. 469.

97.

Dans un entretien avec Catherine Argand, dans le magasine Lire, à propos de sa dernière trilogie Le Dernier Royaume, Quignard souligne que « ce dernier royaume est une petite arche de Noé pour passer le déluge. Une petite réserve pour y serrer l’athéisme, le trouble de pensée, l’inquiétude sexuelle, l’absence de raison de ce qui est, l’absence d’orientation du temps, l’absence des fonctions des arts, le secret, la nature imprévisible, la beauté… », Lire, n° 308, septembre, 2002, p. 99.

98.

Pour Suleiman, voir, Poétique, n°32, novembre 1977. pour Stierle, Poétique, n° 10, 1970.