C.2. Deuxième catégorie : L’exemplum imagé

Dans cette catégorie, nous avons lié l’exemplum à l’image. Lorsqu’il y a un détachement du contexte narratif qui ne parvient pourtant pas à donner au lecteur une idée sur une décision, un résultat ou une conclusion, nous nous trouvons devant une image qui incite à réfléchir à d’autres sujets, loin du contexte. C’est une invitation à voyager en dehors du texte écrit, à aller au-delà des frontières du livre : une tentative d’explorer ce qui a été perdu lors de l’acte d’écriture, le non-dit d’un écrivain ou la partie secrète de la vie qui ne pourrait pas être écrite ou pensée 99 . Les citations dans cette catégorie sont caractérisées par leur brièveté et leur opacité, souvent proches du proverbe ou de la “vérité générale”. Meaume dit, par exemple :

‘« Chacun suit le fragment de nuit où il sombre.
Un grain de raisin gonfle et se déchire.
Au début de l’été toutes les prunes reines-claudes se fendent.
Quel homme n’aime quand l’enfance crève ? » (T.R.15)’

Ces énoncés peuvent être considérés comme des sentences philosophico-morales prises à l’état brut ; mais ce qui rend le lecteur perplexe quant à leur interprétation, est leur place, leur présentation et l’apparition douteuse de celui qu’on cite. L’une des citations que nous avons considérées comme un exemplum imagé est la suivante :

‘« Aristotelès de Stagire : « Il n’est pas plus possible à l’homme en colère d’arrêter sa fureur qu’au plongeur qui s’est élancé du rocher de stopper son élan et de ne pas atteindre l’eau. » » (T.R.77)’

Nous ignorons la raison du choix du narrateur : Pourquoi Aristotelès de Stagire ? Est-ce pour l’image que les mots reflètent ? Est-ce l’eau ? La fureur ? Ou bien faut-il établir une filiation entre les œuvres et faire un lien avec le plongeur de Paestum cité dans un autre livre de Quignard, où il l’a associé à la part damnée de l’Art ? Dans Vie secrète le même plongeur est comparé à l’artiste qui « doit consentir à perdre la vie » 100 . Colère et fureur s’associent à l’Art et à la mort dans le mouvement d’un plongeur qui se jette d’un rocher vers l’eau. La richesse des thèmes et des concepts mentionnés ne peut que susciter des images diverses dans l’esprit du lecteur, de manière à empêcher toute tentative de créer un lien entre elles, et introduire une tension correspondante, chez le lecteur, à l’effet d’un fragment. La citation, contrairement au fragment, a l’extrême avantage de ne pas provoquer de grandes douleurs lors de son enfantement. Elle peut être donnée entre guillemets et sans autre mention, ou bien suivie d’un bref commentaire de la part de celui qui cite. Mais chez Quignard, suivant l’esprit des fragments qu’il pratique dans son écriture, le lecteur a l’impression que les commentaires qui se lient aux fragments ou qui suivent les citations n’ont pas vraiment de lien direct avec l’idée qui précède, et qu’ils ouvrent une ligne de réflexion différente de celle de la citation. Les parties qui suivent les citations ne sont pas vraiment des commentaires, mais plutôt d’autres fragments qui se lient à elle. Cela remet en cause la présence de celui qu’on cite - ce que nous avons appelé l’apparition douteuse – et renforce l’espace fictif : le nom du “propriétaire” de la citation se confond avec ceux des autres personnages fictifs. Quignard pratique ainsi une technique de greffe dans son champ romanesque ; soit il greffe des personnages fictifs dans une scène historique réelle ou dans un champ culturel précis, restitué avec un sens de la minutie événementielle qui vise à suggérer l’esprit et les mœurs de cette époque, comme c’est le cas de Meaume ; soit il pratique le contraire 101 . Dans l’exemple suivant, le narrateur rapporte même les propos de Meaume le graveur comme des citations :

‘« Meaume dit : « Voilà ce que sont les sentiments humains. La pluie qui tombe anéantit les couleurs. » » (T.R.78)’

puis le commentaire qui suit renforce l’opacité de l’argument :

‘« La colère est aussi exaltante et vertigineuse que la volupté. » (T.R.78)’

Même lorsque la phrase qui suit la citation, et qui se manifeste sous forme de fragment, n’a pas de lien direct avec l’idée ou le thème de la citation, elle sert à expliquer une certaine vérité morale ou elle pousse à réfléchir sur un concept précis. Dans l’exemple ci-dessus, la citation de Meaume le graveur évoque les sentiments humains présentés métaphoriquement sous forme de pluie qui exécute un acte d’anéantissement des couleurs. Il est difficile de ne pas la considérer comme un exemplum. Mais Quignard ne nous le présente pas sous sa forme traditionnelle, suivie d’un commentaire de la part du narrateur ou du personnage qui invite le lecteur à l’interpréter. Il le propose à l’état brut, ce qui suscite une réflexion plus forte et plus perplexe de la part du lecteur. Car privé du commentaire ou suivi d’un commentaire-fragment qui n’opère aucun lien (comme dans notre exemple), l’exemplum, sous sa forme de fragment, n’est pas orienté et n’est pas investi dans un contexte précis. Il reste ouvert. Cette procédure remet en cause l’idée hjelmslevienne de la langue en tant que procès ou en tant que système, car elle exclut toute dimension paradigmatique 102 . C’est-à-dire que le schéma narratif n’arrive pas à développer sous forme syntagmatique les oppositions paradigmatiques et à les mettre en jeu. Un exemplum sert, logiquement, soit à suivre sa “morale”, soit à la contester et faire faire le contraire. Mais ici,son rôle ne consiste qu’à activer l’imagination sans la pousser à prendre une décision, à servir de déclencheur de réflexions en dehors du champ narratif. C’est l’un des moyens qui déstabilise encore une fois le lecteur, perplexe sur l’objectif et l’enjeu de l’exemplum. Il sait, il sent que l’écrivain veut lui montrer quelque chose, mais toute possibilité de deviner le contenu de ce message latent lui est en quelque sorte refusé. Cela renforce l’opacité du texte et agresse l’orgueil d’un lecteur qui cherche à déchiffrer.

Prenons le récit d’Abraham comme exemple. Une partie en est racontée en discours direct par le personnage lui-même. Au début le narrateur fournit des précisions spatio-temporelles pour ancrer l’histoire dans le récit premier :

‘« Le soleil déclinait, étendant ses plaques d’or sur la craie.
Le bateau mouilla près du pont. » (T.R.71)’

Puis Abraham prend la parole :

‘« (…) Plus je vieillis, plus je me sens bien partout. Je ne réside plus beaucoup dans mon corps. Je crains de mourir quelque jour. Je sens ma peau beaucoup trop fine et plus poreuse. Je me dis à moi-même : un jour le paysage me traversera. » (T.R.71)’

Et finalement le narrateur s’adresse au lecteur pour parler de la technique de l’eau forte :

‘« Par la manière noire chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère. » (T.R.72)’

Le discours direct au présent de l’énonciation, accompagnant un commentaire général que le narrateur adresse au lecteur, instaure une relation directe entre ces deux derniers - relation qui s’instaure en dehors de l’histoire racontée. Le narrateur invite ainsi son lecteur à comprendre son histoire, c’est-à-dire à l’interpréter. C’est une indication sur le fait que l’histoire qui vient d’être racontée par Abraham n’est pas ce qu’elle paraît être, mais qu’elle arbore un sens derrière sa surface événementielle. Ainsi, sur le plan formel, l’exemplum apparaît. Cette manière d’insérer des fragments porteurs d’un sens caché n’existe que pour donner naissance à une interprétation - ce qui renforce l’idée que les fragments sont une naissance permanente qui dynamise la clôture du texte narratif.

Mais ce qui perturbe ces constatations est que ces fragments ou ces récits ne sont commentés ou interprétés ni par le narrateur ni par le personnage qui les raconte. De plus, ils ne baignent pas dans un contexte qui les investit d’intentionnalité : leur caractère ouvert et inachevé rend encore plus difficile la détermination d’un sens quelconque. Selon les termes de Susan Suleiman, on a bien un destinateur, qui est le narrateur, un destinataire, le lecteur, et un message (le récit raconté) ; mais ce qui manque c’est l’interprétation, de la part soit du narrateur soit du personnage, et l’injonction, c’est-à-dire les règles d’action et les conclusions à en tirer pour agir ensuite. Cette absence laisse la séquence ouverte, et élargit le champ de la fiction. Le récit, pris comme un exemple, n’est pas achevé et le commentaire ne le concerne pas directement. D’ailleurs, nous l’avons considéré comme commentaire seulement à cause de sa place, puisque, selon un modèle éprouvé (fables, paraboles…) une réflexion générale située à la fin d’un récit peut être considérée comme son commentaire.

Notes
99.

Selon Agnès Vaquin : « ce que Pascal Quignard appelle vie secrète, c’est le non-dit de chacun », Quinzaine littéraire, n° 732, 1-15 février, 1998.

100.

Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998, p. 39.

101.

Dans son livre La Seconde main ou le travail de la citation, Antoine Compagnon explique cette expérience : « J’épingle des morceaux choisis qui seront des ornements, au sens fort que l’ancienne rhétorique et l’architecture donnent à ce mot, je les ente sur le corps de mon texte. », Op. cit., p. 32.

102.

Voir l’article de Karlheinz Stierle, « L’Histoire comme Exemple, l’Exemple comme Histoire », revue Poétique, n° 10, 1972, p. 179.