3. Le roman, un essai de méditation :

Les passages qui se détachent ainsi du contexte narratif, qu’ils soient des fragments, des récits, des citations ou des exempla, peuvent être considérés comme des textes argumentatifs car ils sont essentiellement dialogiques. Michel Baar associe la naissance de l’essai comme genre à la fin du XVIe siècle avec la publication de l’œuvre de Montaigne et souligne que les auteurs des essais doivent beaucoup au genre latin de l’exemplum 103 . Si nous relisons les passages que nous avons considérés comme des exempla dans la partie précédente, nous remarquons qu’ils sont construits autour d’une bipolarité thématique. Ils sont toujours le lieu d’une vision quasi contradictoire : jalousie-imagination, colère-volupté, enfance-crever. Ce ne sont pas tout à fait deux thèses affrontées, mais il s’agit bien d’une question de persuasion et de conviction : les termes d’un débat. Cette bipolarité qui se manifeste invoque un certain circuit argumentatif qui renforce le rythme de l’argumentation - un sujet que nous allons développer ultérieurement dans la partie qui concerne l’essai comme texte fictif.

Nous nous approchons ici de l’écriture de l’essai par la construction formelle et thématique. Ces passages posent les questions ultimes de la vie, de l’homme et du destin. Chacun est une sorte d’objet d’art, une mise en forme spécifique, ou une forme de poème intellectuel 104 . Ils donnent à voir une pensée en train de se faire, une sorte de conceptualisation en projet. Echappant au monde de la fiction, ils peuvent, par conséquent, être considérés comme de courts essais consacrés aux rapports entre la littérature et la création. Quignard l’essayiste utilise la fonctionnalité argumentative et tous ses composants (descriptifs, explicatifs et dialogaux) dans le cadre de sa fiction : son roman s’ouvre et devient comme une « recherche » 105 . Car l’essai ne se caractérise ni par son sujet ni par sa longueur : c’est un écrit factuel par lequel un auteur tente de persuader son lecteur, une œuvre qui ne met pas un terme à la question traitée, mais laisse la porte ouverte à la controverse et à la discussion, à la progression et à l’échange 106 .

Dans Terrasse à Rome, les textes de ce type peuvent se lire comme le scénario d’un procès : il y a le plaideur qui est chargé de défendre la thèse. Il s’agit bien sûr de Quignard, l’auteur, qui se dissimule derrière l’un de ses personnages ou s’expose directement comme dans l’argument : « Par la manière noire chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère » (T.R.72). Parfois, il y a des instances externes, car il appelle à son aide des spécialistes de la question traitée : les biographes en ce qui concerne la vie de Meaume le graveur et de peintres comme Claude le Lorrain et Gérard Van Honthorst. Le plaideur doit convaincre un jury, le public potentiel, c’est-à-dire le lecteur qui n’a pas a priori sur la question traitée une opinion tranchée. Quant à la partie adverse, elle exprime l’antithèse. Elle est représentée par des personnages – comme Eugenio – et des mouvements d’idées que le plaideur tente de discréditer aux yeux de jury, comme le dialogue entre Meaume et Claude le Lorrain à propos de la vision artistique et de la différence entre la peinture et la gravure à l’eau forte :

‘« Un jour Claude dit le Lorrain dit à Meaume le Graveur : « Comment pouvez-vous savoir ce qui est sous l’apparence de toutes les choses ? Moi, je n’y parviens pas. De toute ma vie je n’ai jamais su deviner les corps féminins que je désirais à travers les étoffes qui me séparaient de ces formes. Je ne voyais que les couleurs et leurs chatoiements. Chaque fois j’ai été surpris de mes erreurs. »
Meaume lui répondit : « Vous êtes un peintre. Vous n’êtes pas un graveur voué au noir et au blanc c’est-à-dire à la concupiscence. » » (T.R.37-38)’

Dans ce livre, il n’y a pas une seule thèse à défendre. Chaque fragment en représente une. De plus, il n’y a pas de problèmes à résoudre mais plutôt une exposition de réflexions qui suscite une méditation au fil de la progression du texte. Le livre se construit peu à peu sous les yeux du lecteur. L’apparence du désordre, provoquée par l’hétérogénéité des thèmes et des registres, cache un développement à couvert rigoureux. Il s’agit moins de dévoiler un contenu extérieur, que de montrer le mécanisme intime d’une pensée qui se forme. L’essai, selon Jean-Yves Pouilloux 107 , se donne comme une épreuve de soi, une expérience dont le résultat, sinon la visée, est de prendre la mesure de sa pensée, de se connaître soi-même à travers ce qu’on écrit. Nous remarquons que dans cette partie le statut du lecteur change. Après avoir longtemps été sous l’influence du romancier et avoir subi ses attaques déstabilisantes, il est maintenant dans une autre position. Il lit les arguments d’un défenseur de thèse. C’est l’essayiste qui est à la merci du lecteur, qui devrait être convaincu à la fin. Le lecteur anonyme auquel le texte s’adresse, se trouve placé dans une apparente position d’égalité par rapport à l’auteur, particulièrement lorsque celui-ci accentue son originalité individuelle. Car l’essai désigne des qualités humaines qu’on demande à trouver à travers un style, un refus du système, une acceptation des contradictions, une précision sans facilités, bref, l’intelligence.

Ainsi, nous trouvons que les parties qui manquent au roman de Quignard peuvent proposer, par leur absence, de nouvelles lectures de texte. Chaque fragment est le signe d’une perte et ouvre en même temps d’autres horizons qui influence la réception de l’œuvre. Il nous semble nécessaire d’examiner un autre style d’écriture chez Quignard, l’écriture de l’essai pour voir l’effet de la perte sur sa réception.

Notes
103.

Michel Baar, Lire l’essai, De Boeck Duculot, Bruxelles, 1999, p. 24.

104.

Terme utilisé par Schlegel à propose de l’œuvre de Hemsterhuys. Cité par Lukacs dans son livre, L’Ame et les formes, Gallimard, 1974, p. 32.

105.

Selon les termes de Michel Butor. Cité par Michel Raimond, Le Roman, Armand Colin, 1988, p. 16.

106.

Lukacs souligne que « l’essai est un tribunal, mais ce qui en lui constitue l’élément décisif quant aux valeurs n’est pas la sentence (…), mais le procès lui-même », Lukacs, L’Ame et les formes, Op. cit., p. 32.

107.

« L’Essai (genre littéraire)», Encyclopédie universalis, CD-ROM version 7. 2002.