1.A. La séquence monogérée :

Elle contient d’une part les récits et les tableaux, d’autre part les propositions descriptives, renvoyant respectivement à deux sortes de faits : permanents et simultanés pour les uns, passagers et successifs pour les autres. Les premiers fournissent les éléments de la description, les seconds ceux de la narration.

Dans Le Sexe et l’effroi, il y a des représentations visuelles qui invoquent la narration : ce sont les fresques et les tableaux. Les images, qui en résultent, peuvent-elles, dans toute leur fixité être porteuses de récit ? peut-on les considérer comme ayant les mêmes particularités - cohésion et persuasion - que le texte verbal ? Ce qui caractérise un récit c’est qu’il présente une ou plusieurs actions humaines et qu’il a toujours un début et une fin. Tandis que l’image fixe peut fort bien représenter une action, mais il est douteux qu’elle puisse embrasser l’ensemble des éléments constituant le minimum d’un récit. Ainsi se pose la problématique de la narration visuelle.

Or, à travers quelques exemples que fournit Quignard dans cet essai, la solution est simple. Elle consiste à présenter une histoire non pas sur un seul tableau, mais sur une suite de tableaux réunis dans le même espace. Chaque tableau peut être traité comme une unité, car il constitue un récit. C’est le cas des fresques de La villa des Mystères à Pompéi et de La tombe dite des Taureaux à Tarquina. La première montre, en quatorze épisodes, les scènes solennelles de l’initiation aux Mystères de Bacchus, le Dionysos des Grecs, distribuées sur plusieurs murs dans un salon de neuf mètres sur six selon Paul Veyne 110 . Pour la décrire, Quignard recourt à la narration : « Tout à fait à gauche, une matronne se tient (…). Puis l’enfant lit (…). Au centre, un objet est (…). Les trois murs exposent (…). » (S.E.313-314). La même approche se répète dans la fresque de La tombe dite des Taureaux. Chaque fresque raconte une histoire, et le lecteur suit au fil de la progression de la narration les images qui ont été peintes. Les moments fixes de la peinture se lient dans une logique cohérente de succession. La fresque est prête à être narrativisée en juxtaposant des images indépendantes : elle « confond volontairement dans une même couleur rouge, dans une même touche vigoureuse, la sexualité humaine, le rut des animaux, le guet-apens de la mort guerrière. » (S.E.220) . Réunies dans le même espace, chaque image devient génératrice d’un récit, et c’est à l’artiste, ou à l’écrivain qui commente ou raconte, d’établir l’ordre dans lequel les tableaux doivent être vus ou lus. Le récit écrit comportera donc, comme le récit visuel, une série d’actions inamovibles. C’est le cas de l’image n° 10 dans Le Sexe et l’effroi, où Quignard choisit d’insérer dans son livre une seule séquence de la fresque provenant de la basilique d’Herculanum. D’ailleurs, nous pouvons constater la division séquentielle à partir du titre. Quignard sous-titre l’image : « Télèphe tétant la biche sur le mont Parthénon », tandis que la fresque, selon d’autres livres, s’intitule : « Héraclès découvrant son fils Télèphe dans les montagnes d’Arcadie. » 111 . Par conséquent, nous avons soit des fresques étalées sur plusieurs murs dont chacune raconte un épisode ; soit une seule fresque, dessinée sur un seul mur, mais qui contient plusieurs actions et c’est au lecteur ou au spectateur de découvrir le début et la fin. La plupart de ces dernières ont un caractère biographique. Selon A. Kibédi Varga : « les peintures murales et les tapisseries nous racontent les exploits héroïques et miraculeux des saints et des rois. » 112 .

La deuxième sorte de fresques est un peu problématique par rapport à la narration. Ce sont celles qui représentent un seul moment, une seule action, mais qui en même temps renvoient à un récit. Le seul point commun qui réunit toutes ces fresques est le choix du moment de la représentation : chacune nous présente l’instant avant la mort. Ce sont celles de Médée, de La tombe dite du plongeur de Paestum et de Prométhée cloué de Parrhasios. Chacune réfère à un récit, mais n’en présente que le moment qui précède la mort. Ainsi, le chapitre VIII du Sexe et l’effroi raconte l’histoire de Médée, et nous trouvons dans le texte toutes les marques du récit :

  • Organisateurs temporels : « Quand Médée vit Jason descendre du vaisseau, elle l’aima sur-le-champ d’un amour absolu. » (S.E.187), « Au moment d’appareiller le navire pour quitter le royaume, comme son frère Ascyltos les menace, Médée le tue. » (S.E.188).
  • Connecteurs argumentatifs : « Alors le roi impose des travaux impossibles à Jason.» (S.E.187), « Ainsi, grâce à Médée, Jason conquiert la Toison d’or. » (S.E.188).
  • Apparition du passé simple et du présent de la narration.
  • Raison générique : « Le conte est celui-ci : … » (S.E.186).
  • Le récit possède un début : « Jason était le fils du roi d’Iolcos sur la côte thessalienne. » (S.E.186) et une fin : « Elle les regarde. Elle va les tuer. » (S.E.189).

Mais au moment où l’on arrive à l’instant final du récit, c’est-à-dire au moment où Médée va tuer ses enfants, Quignard suspend sa narration et ajoute : « Voilà l’instant de la peinture » (S.E.189). Le récit se transforme en un tableau et la séquence narrative est perturbée par le choc entre la durée du récit et l’instant du tableau, entre l’action et l’immobilité, entre la voix d’un narrateur et le silence d’une image. Selon Vannier :

‘« Le tableau (…) diffère de la narration en ce qu’il ne comporte pas toujours une action ; de plus, s’il en comporte une, cette action n’a ni commencement, ni milieu, ni fin ; nous le voyons à un moment donné, mais à un seul moment, sinon ce serait un récit. » 113

La séquence narrative racontée par Quignard conduit à un tableau qui s’arrête sur un moment précis de l’histoire racontée. Le rapprochement entre ces deux moyens de représentation différents crée une tension qui peut produire deux effets. D’une part, le lecteur peut voir tout le récit de Médée comme un tableau, ou plutôt comme une fresque, c’est-à-dire qu’il y a un élargissement du champ visuel d’un tableau et une invitation à voir ce qu’il y a hors cadre : Quignard transforme tout le récit en des moments séparés et représentés sous forme d’enchaînement d’images isolées et liées en même temps par les procédés de la peinture. D’autre part, l’action et la durée du récit introduisent un mouvement dans le tableau ce qui démantèle la caractéristique d’instantanéité propre aux représentations visuelles. Il réussit ainsi à trouver un équilibre entre la picturalisation du texte littéraire et la littéralisation de l’œuvre picturale. Le tableau est fixé dans un moment où l’existence se suspend dans un hors temps où toutes les forces opposées s’affrontent dans un équilibre absolu : amour-haine, vie-mort. Il y a un pur jeu d’antithèses. Ainsi, dans la fresque de Médée, nous avons d’un côté un silence qui s’impose tout en invoquant toute l’histoire, et de l’autre côté un vide violent surplombant l’acte qui va suivre.

Les fresques de Médée, de La tombe du plongeur qui montre un plongeur qui « s’élance du haut d’un bâtiment construit en bloc de pierre » (S.E.229) dans le vide, et du Prométhée cloué, que Parrhasios peint selon le modèle d’un vieillard qui commença à mourir :« D’une voix faible le vieil homme d’Olynthe dit au peintre d’Athènes : - Parrhasi, morior (Parrhasios, je meurs). » (S.E.49), présentent ainsi un moment antérieur à l’événement et renvoient à un récit. Quignard souligne que « toute fresque ancienne est tournée vers le récit en son entier et est suspendue à l’instant crucial, à l’instant mortel qu’elle ne dévoile pas. » (S.E.314). La vue de l’action suscite des émotions autres, plus violentes que la vue du résultat. Elle invite le lecteur-spectateur à découvrir quelque chose qui n’est pas proprement visible ou immédiatement perceptible. La présence de la mort et la suspension du temps dans le tableau captivent et exercent un pouvoir de fascination, qui appelle la narration. Le lecteur a besoin d’être vidé, d’être évacué des sentiments violents que suscite en lui la vision, et cela nous ramène à l’autre partie de la catégorie monogérée qui est la description.

L’essai propose toutes sortes de propositions descriptives faisant pleinement partie des séquences narratives. La narration peut s’effectuer par la description de plusieurs objets ou sujets. De la tradition rhétorique, Quignard hérite de différents types de description :

  • La Topographie : « A vingt-deux Kilomètres de la ville grecque de Napolis (Naples), le golfe était osque. Pompéi elle aussi fut fondée par les Grecs sur les rives du Sarno, comme Herculanum au nord. » (S.E.296).
  • La Chronographie : « Il n’y a jamais eu d’homosexualité ni grecque ni romaine. Le mot « homosexualité » apparut en 1869. Le mot « hétérosexualité » apparut en 1890. » (S.E.16).
  • La Prosopographie : « Tibère ermite était très grand, très robuste, sauf la main droite, qui était faible. Le visage était sombre et blanc. Il aimait beaucoup le vin. » (S.E.44).
  • L’Hypotypose : de l’exposition si vive, si énergique, du membre masculin dans le chapitre « Le fascinus » (S.E.74-106), et de toutes les descriptions que l’essayiste convoque à son sujet, à travers les écrits des autres écrivains, résultent des images et des tableaux différents du même objet.
  • L’Ethopée : Tibère « appelait petits poissons (pisciculos) des enfants de l’âge le plus tendre qu’il avait habitués à jouer entre ses cuisses pendant qu’il nageait pour l’exciter avec leur langue et de leur morsure (lingua morsuque). Il donnait en guise de sein à téter ses parties naturelles à des enfants non encore sevrés afin qu’ils le déchargeassent de son lait. C’est ce qu’il préférait. » (S.E.15-16).

Ce sont des éléments permanents et simultanés qui forment les parties descriptives. Celles-ci sont toutes liées, à leur tour, au récit qui les porte, avec l’intention d’instruire ou de persuader, avec un intérêt qui lui sert de motif. Elles sont présentées afin de renforcer ou de modifier les savoirs concernant les objets ou les sujets décrits. Par conséquent, elles sont toujours au service de la narration.

Notes
110.

Paul Veyne, Les Mystères du Gynécée, Gallimard, 1998, p. 16.

111.

Jean Charbonneaux, La Grèce Hellinistique, Gallimard, coll. L’univers des formes, 1986, p. 154.

112.

A. Kibédi Varga, Discours, récit, image, Pierre Mardaga éditeur, Liège-Bruxelles, 1989, p. 100.

113.

Cité par Jean-Michel Adam, Les Textes : types et prototypes, Nathan, 1992, p. 77.