1.B. La séquence polygérée :

Ce sont les ensembles dialogaux. Dans Le Sexe et l’effroi, nous trouvons des dialogues qui présentent une hétérogénéité comparable à celle du récit, avec des séquences descriptives et explicatives comme dans le débat entre Socrate et Parrhasios rapporté par Xénophon, ou celui qui se tient entre Parrhasios et le vieillard d’Olynthe rapporté par Sénèque le Père. Nous le trouvons aussi sous figure monologale, comme lorsque d’Ovide parle à son sexe.

Tous les types de séquences, que nous venons d’évoquer, peuvent n’être qu’un moment dans un récit. Description, conversation et narration s’insèrent par elles dans un récit achevé ou un projet de récit.

Reste alors à déterminer le rôle que peut jouer la narration, son effet sur le lecteur, la signification qu’elle peut produire dans l’essai, et son lien avec le thème de la perte. Quand l’essayiste commence-t-il à raconter des histoires ? et comment ?

Plusieurs voix se font entendre : « Les Anciens disaient que (…). Socrate prétendait que (…). Suétone rapporte que (…). » (S.E.14). Par conséquent une tension conflictuelle surgit entre les divers niveaux de l’auteur empirique (l’essayiste), des écrivains et des personnages historiques évoqués. La narration peut s’effectuer par l’auteur, les écrivains cités ou les personnages présentés soit par l’essayiste soit par ces mêmes écrivains. L’un des moyens de l’insertion des passages narratifs consiste donc à donner la parole aux autres, à les laisser raconter des histoires et donner leurs opinions.

Cet essai contient, d’autre part, toutes formes de textes qui contribuent à enrichir le processus de l’argumentation : textes à tendance démonstrative, textes à tendance expositive et textes à tendance dialogique 114 . Dans le premier chapitre, par exemple, nous assistons à une exposition des faits. Sous forme de définitions Quignard présente l’univers greco-romain, et tout est régi par le verbe être :

‘« Le mariage était… » (S.E.31).’ ‘« La pédérastie était… » (S.E.16).’ ‘« La morale sexuelle romaine était… » (S.E.18).’ ‘« La règle romaine était… » (S.E.33).’

Ou par des verbes de précision qui renforcent les idées déterminantes qui les précèdent :

‘« La fellation dérivait… » (S.E.16).’ ‘« L’interdiction concernait… » (S.E.19).’ ‘« Les Romains estimaient… » (S.E.31).’

Devant un tel régime de l’assertion, soit on accepte, soit on refuse : la conscience critique doit prendre position, et l’imagination joue peu. L’essayiste pousse d’ailleurs le lecteur à éliminer toute possibilité de fiction en recourant à des écrivains connus (Pline, Cicéron, Apulée, Quintus Haterius, Catule…etc.). La syntaxe définitionnelle, renforcée par les références à ces auteurs, accentue l’effet de crédibilité : il s’agit bien d’une sorte de quête de vérité, où l’on expose, puis où l’on consolide les arguments par la parole d’autrui. Mais, ce processus rassurant sera bouleversé par l’utilisation des citations.

Notes
114.

Alain Boissinot, Les Textes argumentatifs, éditions Bernard-Lacoste, 1999, p. 41.