2. La citation dans l’essai :

L’argumentation implique qu’une expérience se déroule et qu’un auteur la rapporte, ce qui présuppose qu’il n’y a pas une seule voix qui s’exprime, mais plusieurs. Dans Terrasse à Rome, les personnages fictifs introduisent l’argumentation ; dans Le Sexe et l’effroi, ce sont les personnages historiques qui assument ce rôle. L’un raconte son expérience personnelle ou celle d’autrui, l’autre sa façon de voir les choses à travers une anecdote rapportée. Quignard insère ainsi des livres et des mythes pour prolonger le système narratif dans l’essai, et, finalement, la conscience critique du lecteur, éveillée par l’essayiste au début du livre, disparaît pour se laisser bercer par des histoires, qui se développent à différents niveaux d’énonciation. Il peut y avoir une sorte de mélange entre l’écrit et l’oral, comme lorsque Quignard nous rapporte le dialogue entre Socrate et Parrhasios écrit par Xénophone. Mais nous trouvons aussi un mélange entre différents styles d’écriture qui appartiennent à différentes époques : l’écrit d’Alcuin au XIe siècle est différent de celui d’Agnès Rouvert au XXe siècle, l’écriture de la Genèse est différente de celle de Freud. Alors, même quand il est question de la même chose, un registre de langue différent s’impose. Les histoires sont racontées par des voix diverses qui sont le signe de la présence de l’autre.

Les écrivains sont présents dans l’œuvre de deux manières :

Il y a aussi des écrivains qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation sans que pour autant l’auteur relève leurs mots précis. S’ils parlent c’est seulement en ce sens que l’énonciation se réfère à leur point de vue, leur position et leur attitude ; mais pas à leurs propos au sens strict :

‘« Sarcasme vient du grec sarx, qui est le mot qu’employait Epicure pour dire le corps (sôma) de l’homme et le lieu unique du bonheur possible. » (S.E. 104)’

Quand il arrive, en revanche, que des personnages s’expriment directement, leurs voix sont clairement présentes. L’identification est aisée chaque fois qu’un mot ou une assertion peut être replacée dans le discours d’autrui, à la manière d’une citation ou un fragment enchâssé dans le texte. Cette intrusion est souvent signalée par des marques qui en favorisent le repérage : mot entre guillemets : « Les Romains dirent : “ Toute heure est suprême” » (S.E.162), ou énoncé fortement marqué comme extérieur au discours de l’argumentation : « Tout le monde pleure de joie : le violeur est le mari. Ce happy end est au sens romain “chaste” » (S.E.35). La parole tierce est ainsi reprise et signalée comme étrangère et dissonante par rapport au discours de l’argumentation proprement dit.

Le jeu typographique joue dans ces cas un rôle important. Dans cet essai, nous avons l’impression que l’écrivain manipule la ponctuation d’une façon qui désoriente parfois le lecteur, et mêle la voix de l’écrivain et celle des autres. La ponctuation, chez Quignard, n’est plus un moyen pour guider le lecteur et « rendre plus facile la lecture des œuvres de composition compacte », comme le souligne Henri Meschonnic dans son article « La ponctuation, graphie du temps et de la voix » 115  . Elle est plutôt l’outil d’une recherche esthétique dans l’espace textuel, l’un des moyens d’une représentation visuelle du langage. D’une certaine manière, c’est une « autre façon d’habiter les mots », comme l’indique le titre de l’intervention de Sabine Boucheron 116 . Il y a un lien de complémentarité entre la recherche artistique, qui est l’un des sujets des livres de Quignard, et le texte écrit, comme si l’écrivain voulait dessiner avec les mots et enquêter sur une nouvelle représentation visuelle du texte littéraire. Cela sous-entend que la ponctuation ne fournit pas forcément les indications utiles à l’esprit du lecteur. En d’autres termes, chaque élément ne prend pas nettement et rapidement dans l’esprit de ce dernier l’importance que veut l’auteur, et la confusion est fort possible.

Dans ce livre, tous les signes de la ponctuation sont présents sans exception et parfois jusqu’au vertige : nous pouvons trouver des parenthèses dans des guillemets anglais insérés eux-mêmes dans une longue citation encadrée par des guillemets traditionnels, ou encore, le texte est divisé par des espaces blancs et une étoile qui contribuent à cette rythmique visuelle inséparable du mouvement de la parole que l’auteur essaie d’installer dans son propos. Ainsi, nous pouvons constater que l’absence de genre déterminé, que nous avons évoqué tout au début en ce qui concerne l’espace romanesque, se concrétise, aussi dans l’essai, par des procédés textuels, dont l’un est la mise en page, le jeu typographique, la ponctuation. Les signes de ponctuation signalent parfois, en ce sens, tout ce qui n’est pas dit, ou qui est mal dit, tout ce qu’il faut aller chercher derrière les apparences. Parenthèses, guillemets, tirets et espaces blancs creusent le discours, trouent la parole d’un sens probable plus profond, et rompent l’apparente fluidité du langage en semant doute et hésitation. Ce sont des fenêtres ouvertes sur l’intérieur ou l’extérieur du texte, et c’est en quoi ils peuvent signaler la perte d’un non dit.

Une citation est, normalement, en italiques. Or chez Quignard l’italique est réservé uniquement aux titres des livres et aux passages en latin. Ce qui perturbe un peu la lecture c’est la présence des citations en caractères romains (et non italiques), lorsqu’elles ne sont pas mises entre guillemets (citations en style indirect libre). Car parfois le lecteur oublie que c’est une citation ou que c’est un écrivain qui parle et non pas l’essayiste, ce qui va troubler l’identification des pronoms personnels. Le “je” de Médée pourrait être pris pour un “je” de Quignard, surtout que celui-ci n’hésite pas à l’afficher de temps à autre. Dans le chapitre VIII du Sexe et l’effroi, Médée est présentée à la troisième personne du singulier : comme personnage de deux tragédies grecques et du récit de l’auteur, puis comme figure d’une fresque. Dans l’analyse de la fresque, Médée reprend la parole :

‘« Elle dit au pédagogue : « Va. Prépare pour eux ce qu’il leur faut pour chaque jour. » » (S.E.188)’

L’auteur ne mentionne pas l’origine de la citation. Ensuite, nous rencontrons un passage avec plus de précision :

‘« La fresque traduit le vers le plus célèbre de l’Antiquité que prononce Médée (Euripide, Médée, 1079) : « Je ne comprends quels malheurs je vais oser. » » (S.E.192)’

La référence au nom de la pièce d’Euripide en italiques, contrairement à la citation précédente, introduit le « je » de Médée. Mais plus loin, un autre paragraphe commence par :

‘« Il n’y a pas de conflit individuel entre ce que je désire et ce que je veux. » (S.E.194) ’

Ce pronom personnel reste flou. Nous ne pouvons pas l’attribuer à Médée car il n’est introduit par personne. Le thème de désir et de volonté renvoie au contexte de l’histoire de Médée ; mais rien, au niveau typographique, nous assure la propriété de cette phrase, surtout quand elle est suivie par une citation entre guillemets qui renvoie à Médée. Retranscrivons le paragraphe, telle quelle, pour mettre en lumière cette procédure qui perturbe le lecteur :

‘« Il n’y a pas un conflit individuel entre ce que je désire et ce que je veux. Il y a un océan naturel qui rompt sa digue et dont tous les corps sur la fresque forment la vague croissante (augmentant jusqu’à l’augmentum). « Je ne sais ce que mon âme sauvage a décidé à l’intérieur de moi » (Nescio quid ferox decrevit animus intus). Avec la Médée de Sénèque leFils on comprend ce que veut dire pour un Romain Vénus « passionnée ». En elle ira, dolor, amor et furor ne se distinguent pas. Plus encore : en elle maladies et passions se confondent et dansent la bacchanale d’Hadès. » (S.E.194)’

Comme nous le remarquons le « je » premier reste non identifié ; tandis que le deuxième, introduit par des guillemets, peut se référer au texte en latin (et en italiques) qui suit. Mais le lecteur se demande pourquoi l’auteur n’a pas fait la précision de la référence textuelle comme il le fait avec la troisième phrase : « Avec la Médée de Sénèque le Fils. » (S.E.194), et comme il l’a fait antérieurement avec « La Médée d’Euripide de – 431 » (S.E.190) ?

Le jeu se renforce par la présence des citations dans les citations, lorsque les écrivains cités laissent parler des personnages. Dans un monologue, Ovide s’adresse à lui-même. La citation est introduit par une référence au texte :

‘« Dans le IIIe livre des Amours, Ovide relate un fiasco et décrit les terreurs superstitieuses qui l’entourent. » (S.E.81).

Ovide parle à la première personne du singulier. Il décrit ses sentiments et ses sensations. La citation continue, elle commence à la page 81 et finit à la page 84. Le lecteur suit les arguments d’Ovide qui continue de s’exprimer avec « je ». Puis il change de registre et s’adresse à son sexe :

‘« Partie la pire de moi-même (pars pessima nostri), tu n’as donc pas de pudeur ! tu as trahi ton maître (dominum) » (S.E.83).’

Ensuite, c’est la fille qui s’adresse à Ovide :

‘« Tu te moques (ludis) de moi ? Qui te forçait, insensé, à venir étendre tes membres dans mon lit si tu n’en avais pas le désir ? Ou est-ce l’empoisonneuse d’Ea qui a noué ses tablettes pour te jeter un sort ? Ou avant de venir ici une autre fille t’a-t-elle épuisé ? » (S.E.83). ’

Finalement, Ovide, le narrateur continue son récit :

‘« Aussitôt elle a sauté du lit, simplement couverte de sa tunique, sans prendre le temps d’attacher ses sandales. » (S.E.84). ’

Ici la longueur de la citation joue aussi un rôle important qui s’ajoute à la diversité des niveaux de la narration. Si la citation est courte le lecteur peut toujours vérifier, il a toujours sous les yeux le début des guillemets, mais si elle est longue, le lecteur oublie qu’il s’agit d’une citation et se perd dans une autre dimension surtout si c’était un passage narratif. Le thème de la citation joue aussi un rôle : il s’agit d’un homme qui dévoile son intimité la plus profonde, l’échec de sa sexualité. Ce qui fait que le lecteur, touché par l’importance du sujet, ressent une impatience pour connaître la fin de l’histoire. En d’autres termes il oublie le contexte dans lequel ce récit a été inséré et la raison de sa présence.

Le processus utilisé rappelle celui de la mise en abîme, mais il ne s’agit pas tout à fait d’un récit. Il y a un désir de fictionnalisation, mais une fiction non assumée du point de vue de la durée et de la vitesse - ce qui correspond parfaitement aux caractéristiques de l’essai qui, selon Jean-François Louette, « ne saurait se plier aux exigences d’une narration suivie, ni composer par touches successives l’histoire d’une personnalité » 117 . Ici nous sommes face à une situation donnée qui commence et se termine en même temps. Le lecteur ne va retrouver ni le même personnage, ni la même situation ailleurs dans le livre. Ovide est là pour montrer une situation qui s’associe au thème du chapitre et plus précisément à celui du fragment. Après, il disparaît, on l’oublie. Ainsi, les passages qui pourraient être considérés comme des fragments enchâssés, comme celui de la fille dans l’exemple précédent, des citations dans la citation, ne peuvent pas être pris comme des récits, car ils n’ont pas de continuité. Le lecteur n’aura pas la curiosité d’en savoir davantage sur cette jeune fille qui reproche à Ovide d’être venu dans son lit, et l’interruption de la narration ne perturbe pas la progression argumentative. Le lecteur, dans cet exemple, ne cherche pas à aller plus loin, contrairement à ce qui se passe dans Terrasse à Rome où il se sent gêné et déstabilisé par le fait de ne pas connaître la suite des récits interrompus.

Ainsi, nous pouvons dire que les passages narratifs, dans ce cas là, sont voués à la perte dès leur apparition. Quel est alors leur effet sur le lecteur ?

Notes
115.

Jacques Dürrenmatt, La Ponctuation, La Licorne, 2000, p. 293.

116.

Ibid., p. 180.

117.

L’Essai, Op. cit., p. 144.