3. Lecture érotique et interactive :

Il faut se rappeler que, dans Le Sexe et l’effroi, il s’agit chaque fois d’aventures privées de quelques personnages, et que, dans le roman grec, ces aventures, selon Georges Moliné, « dans leur motivation, dans leur nature et leur enjeux sont des aventures érotiques » 118 . Elles sont introduites de manières diverses, par des questions, des définitions ou des citations. Or, c’est cette diversité même qui, déjà, excite le lecteur, et le met sur le qui vive. L’argumentation s’adresse au désir, provoque des sensations confuses qui s’associent toutes à la sexualité. Quignard souligne à Chantal Lapeyre-Desmaison, dans son livre Pascal Quignard le solitaire, que :

‘« La jouissance intellectuelle est érotique. Il y a éros dès que surgit la possibilité du contact direct avec la vérité. » 119 . ’

L’argumentation au sens strict pourrait signifier le moment du pouvoir, mais la narration vient ensuite pour apaiser, décharger et calmer l’esprit du lecteur. Elle contient toujours un côté sensuel et représente toujours une sorte de volupté, de jouissance érotique, parfois incompréhensible. Elle pourrait s’assimiler à une sensualité érotique en phase finale, au moment extrême de la jouissance, à son point culminant où, selon le terme de Quignard, la summa voluptas, est l’instant de la perte: « L’éjaculation est une perte volupteuse. Et la perte de l’excitation qui en résulte est une tristesse puisqu’elle est le tarissement de ce qui jaillissait. » (S.E.85). Cette perte engendre un vide, et le vide à son tour autorise toute sorte de fictions. Ainsi, nous pouvons constater que les passages narratifs dans cet essai ne présentent pas forcément une utilité morale. L’auteur ne s’en sert pas pour consolider une opinion ou pour renforcer une idée quelconque, mais pour accorder un timbre apaisant et jouissif à ses argumentations érotiques. La succession, l’entrecroisement et les associations qui se créent entre les passages narratifs et argumentatifs produisent un certain rythme très profond à l’intérieur du texte. Ce rythme accentue les sentiments d’apaisement et de tension dans l’écriture et crée le tempo, selon les termes de Quignard, du Sexe et l’effroi. A Jacques Malaterre, l’auteur confie :

‘« J’ai besoin d’une petite cellule, d’une ritournelle, mais qui sont perdues dans le livre, mais qui font que chaque livre a son tempo, sa marche » 120

La sexualité, dans cet essai, contient une force impressive d’autant plus intense qu’elle est énigmatique. Elle entretient l’appétit de lire et encourage les rêveries sur les aspects les plus exposés et les moins exposables de l’humanité. Elle cache aussi une tentation de séduction de la part de l’écrivain et une réaction corrélative d’adhésion chez le lecteur. Car l’objet de l’essai n’est pas de simuler des actions dans un récit ou une représentation dramatique, mais de proposer une réflexion sur un sujet dans un discours doublement caractérisé par sa référence à la vérité et par le souci de persuader le lecteur (d’où la volonté de séduire). L’essai est fondamentalement tourné vers autrui, à qui il n’entend pas donner une leçon, mais avec lequel il désire entreprendre une confrontation. Ainsi, le recours à la biographie à travers des passages narratifs, signifie la volonté de l’essayiste de retenir un lecteur sensible. Pour le charmer, il est capable de tout, et de l’autre côté celui qui est séduit devient capable de tout croire, de tout accepter. A un moment, nous trouvons des interrogations directes concernant la rédaction de cet essai. Quignard dévoile à son lecteur ses pensées :

‘« Pourquoi, durant des années, ai-je écrit ce livre ? Pour affronter ce mystère : c’est le plaisir qui est puritain. » (S.E.254) ’

Dans l’acte de l’argumentation, l’interactivité qui s’établit entre deux personnes suppose qu’à la fin il y ait un gagnant. Convaincre autorise un processus de guerre qui exige la soumission de l’autre : d’après Tacite, c’est la forme verbale de l’agôn, du duel 121 . Or, la narration, insérée parmi les passages argumentatifs, produit un effet d’obéissance chez le lecteur et encourage sa soumission. La durée, l’enchaînement des événements et l’interruption typographique qui introduit le silence ou la parole d’autrui séduisent le lecteur : d’une certaine manière, il se laisse faire. Cela peut aussi bien remettre en cause la démarche argumentative, car, quand il y a une volonté violente de domination de la part de l’écrivain, suivie par une réaction d’affaiblissement du récepteur, on risque de ne pas vraiment argumenter : on impose, tant qu’il n’y a pas de réaction manifeste de la part du lecteur. Ainsi, nous pouvons dire que Quignard pousse doublement son lecteur à une lecture passive : dans ses textes fictionnels il y a une déstabilisation du système narratif, et dans l’essai il y a une remise en cause du système argumentatif.

Rien n’illustre mieux ce double jeu que le traitement réservé par Quignard à la figure du sexe masculin. Ce dernier représente en effet l’axe principal de toutes les questions posées et les discussions abordées dans le livre. Il y a un effet érotique tout au long du Sexe et l’effroi renforcé par la présence, quasi permanente, de la notion ou de l’image du phallus. Les parties narratives introduisent des images sensorielles dans l’intellect de l’argumentation, et l’effet sensuel est renforcé par la répétition. Le lecteur ne peut s’empêcher de se sentir concerné 122 . On lui parle de quelque chose de très intime, de pensées et de sensations profondes, qui le touchent, presque “physiquement”. Dans un même paragraphe, il affronte une énumération lexical comme : pénis, mentula, phallus, fascinus, organe ou sexe masculin, ou des termes qui renvoient au même champ : fellation, pénétration, castration, sodomie, pédérastie ; et même lorsqu’il est question de mythologie, il s’agit de Priapos, d’Eros, de Chronos et d’Osiris. En latin ou en français, entre guillemets, parenthèses ou seul, il y a un jeu sensuel avec les mots. Décliner les différents noms d’un seul objet relève d’une sensualité, d’une jouissance en quelque sorte linguistique, et met en jeu un processus de fascination du lecteur. Tout au long de son essai, Quignard nous parle du regard de l’effroi et le regard latéral des patriciennes sur les fresques lors du dévoilement du fascinus. Ainsi, le lecteur finit par adopter ce regard de l’effroi et se soumet aux exigences de cette vision : immobilité et attente sidérée. Nous avons l’impression que les parties narratives surviennent au moment où la fascination s’est emparée de ce dernier, et lui a fait baisser les bras et rendre les armes. D’une certaine manière il se laisse prendre comme l’indique la phrase de Septumius citée par Quignard pour souligner le pouvoir érotique de la lecture :

‘« Il y a un mot de Septumius énigmatique et terrible : Amat qui scribet, paedicatur qui leget ( Celui qui écrit sodomise. Celui qui lit est sodomisé). » (S.E.262)’

Quignard raconte et donne le temps aux autres aussi pour raconter afin d’augmenter le désir du lecteur. Quand ce dernier est sous la menace ou le pouvoir de son désir il accepte tout, il est convaincu. L’essayiste, par conséquent, atteint son objectif. Il n’a pas besoin de faire plus d’effort pour s’imposer, il a réussi à convaincre l’autre en l’affaiblissant. Cette attitude particulière lui permet d’afficher une fausse naïveté à travers ses protestations et ses justifications, alors que dès le début, c’est une lutte pour prévenir les objections du lecteur, pour le convaincre à croire à l’invraisemblable, pour le dominer finalement par le biais de la cajolerie. Il veut susciter en lui la peur, la faiblesse et la terreur, c’est-à-dire l’attente de l’inattendu. Ainsi, nous pouvons dire qu’il y a vraiment une stratégie de captatio beneuolentiae, le lecteur se transforme en une vestale immobile, le regard figé dans une attente sidérée.

Les parties argumentatives qui s’attachent au sexe masculin interviennent surtout lors de l’analyse esthétique des images et des tableaux. Là encore, le lecteur est sidéré, fasciné. Alors il a besoin d’un vide pour se perdre et évacuer cette énergie qui le captive et cette tension qui le saisit. Il a besoin d’une autre classe d’objets fascinants, objets que l’on pouvait appeler “absorbeurs”, pour bien représenter le vide, ou le trou qui s’installe dans le texte et qui a le même pouvoir de fascination que le phallus. Le phallus appelle ainsi la vulva, dont la vision ne fascine pas celui qui la contemple, mais l’avale, et le fait s’y engloutir totalement 123 . Dans les parties argumentatives, que nous avons comparées à la vision du phallus, le lecteur ou le fasciné garde un pied sur terre, c’est-à-dire dans le monde extérieur. Mais dans les parties narratives, le lecteur est captivé et se perd complètement. La vision du trou transforme son spectateur, un instant avant qu’il soit avalé, en sujet avide de pénétrer. Quignard explique :

‘« Les corps ne possèdent pas vraiment leurs organes. Nous nous enfonçons dans le corps dans le plaisir, nous ne le possédons jamais. De même quand nous lisons passionnément nous n’avons pas de livre entre les mains et nous cessons d’être une présence, nous cessons d’être un corps affecté par lui-même. » (S.E.284)’
Notes
118.

« Le Roman grec, perspectives sémio-narratives »in Les Personnages du roman grec, dir. Bernard Pouderon,actes du colloque de Tours novembre 1999, collections de la Maison de l’Orient Méditerranéen, Lyon, 2001, p. 19.

119.

Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 152.

120.

“à mi-mots” , film de Jacques Malaterre.

121.

Alain Boissinot, Les Textes argumentatifs, Op.cit, p. 11

122.

Dans son étude « Du Fascinus comme nouement »à propos du Sexe et l’effroi de Quignard, Jean Bellemin-Noël souligne : « une telle méditation sur des objets troublants ne peut guère se pratiquer qu’à la condition que l’on dispose d’un appui, d’une rampe pour tenir ferme dans la réalité et pour prendre son élan dans la spéculation. », Revue des Sciences humaines, n° 260, 4/2000, p. 58.

123.

Dans Vie secrète, Quignard explique ce phénomène avec l’histoire de Nukar qui a été complètement englouti par le sexe de sa bien aimée : « Il s’allongea sur la femme en écartant ses jambes. Son sexe tendu trouva le trou de la femme. Il poussa en elle son sexe et tout son corps s’enfonça en elle tandis qu’il se mettait à pousser un grand cri. » Vie secrète, pp..347-348. Nous procéderons à une analyse plus détaillée dans la deuxième partie : « Le sexe féminin ».