4. Le circuit argumentatif : une répétition hypnotique :

Ce qui frappe au premier chef le lecteur est la résurgence du même schéma structurel. L’agencement de l’argumentation dans chaque fragment a presque la même structure : réflexion générale, définition, citation, étude étymologique et finalement l’homme en tant que concept individuel et particulier surgit pour clôturer le fragment. Si nous en prenons un au hasard, nous remarquons que la première phrase est toujours une généralité, et que le lecteur a souvent l’impression de se heurter d’emblée à une constatation ou une phrase conclusive, comme si l’on commençait par où on devrait terminer, ce qui conduit à s’interroger sur le parcours des arguments exposés.

« Le vide entoure les figures qui sont peintes. » (S.E.167) : une telle phrase liminaire a le poids d’une observation persuasive. C’est un constat. Nous avons l’impression que l’argumentation suit un schéma d’ordre régressif en commençant par la conclusion pour aller vers les données, comme l’explique Jean-Michel Adam : « On justifie une argumentation qui précède textuellement, mais qui suit argumentativement »  124 . Cet ordre régressif se manifeste aussi dans la structure complète du livre. Dans un essai, le lecteur s’attend, dans les premières pages, à une présentation des faits, des phénomènes ou des questions qui seront abordés. Or, chez Quignard, l’essai débute avec des phrases d’ordre plus ambigu :

‘« Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. » (S.E.9) ’

ou

‘« Nous sommes venus d’une scène où nous n’étions pas. » (S.E.10). ’

Et vers la fin du livre, dans les dernières pages il précise :

‘« J’ai voulu méditer huit particularités propres à la perception romaine du monde sexuel. » (S.E.353). ’

Cette phrase, dont la place devrait être au début, clôt l’essai, encourage le retour au commencement et consolide le mouvement cyclique du livre.

Après ce “début conclusive”, l’essayiste fait défiler différents écrivains qui éclairent le même point de vue sous forme directe par le biais de citations, ou indirecte à travers les paroles rapportées par des biographes ou des témoins. Cela marque la progression du raisonnement, que la citation stimule par l’apport d’un corps étranger prélevé de son contexte. C’est un échange entre les écrivains.

Ensuite Quignard, dans presque tous les chapitres, s’arrête sur l’étymologie d’un mot :

‘« En grec eikôn, eidôla signifient les images (les icônes, les idoles). En latin, les simulacra, les simul, sont des étais aux fantasmes (aux images lumineuses) » (S.E.167). ’

Cette investigation – ou rêverie - étymologique couvre un vaste champ historique en s’attardant tout particulièrement sur certains phénomènes et certains faits de la Rome et de la Grèce antiques, ou bien sur les périodes les plus traumatiques du vingtième siècle. Dans le chapitre VII, « Domus et villa », par exemple, Fabius Quintilianus est accolé à France Yates. Cela suscite une confrontation, un choc de la rencontre entre plusieurs références qu’en principe tout sépare. Entre la mémoire du texte et l’amnésie du lecteur, ces passages tentent de capter une certitude, de certifier une particularité et de dégager un ordre de connaissance universel.

Puis le fragment se termine en se référant à l’homme en tant qu’être au monde. Parfois l’auteur s’exprime personnellement en utilisant des pronoms de première personne de singulier ou de pluriel quand il veut se considérer comme un parmi les lecteurs : il s’agit ici de mettre en scène une subjectivité qui n’est, d’une certaine manière, qu’une conclusion. C’est ce qui rend l’essai plus crédible et justifie en même temps le recours de l’essayiste à la première personne du singulier :

‘« Le sentiment du péché, je le définirais ainsi : un lien ravageur à la dépendance » (S.E.256). ’

Pour Louette, l’usage de la subjectivité est une nécessité pour l’essayiste, l’implication personnelle constituant l’un des critères les plus sûrs pour distinguer l’essai des formes de pensées artificieuses 125 .

Cette structure se répète. Nous partons toujours d’un phénomène général pour aller vers une réflexion personnelle et particulière. Le chemin adopté par Quignard est l’inverse de celui que présentent Aline Geyssant et Nicole Guteville pour caractériser la démarche de l’essai, qui consiste à aller « du particulier vers le général » 126 . Or, chez Quignard, la continuité de l’essai résulte d’un équilibre variable entre l’exigence de progression et celle de la répétition. Le texte se répète tout en intégrant, en même temps, de nouvelles informations. Ce mouvement rythmique se concrétise par le retour de mêmes registres d’écriture : biographie, narration, analyse des fresques, étude étymologique des mots et des passages en latin. Chaque fois, c’est un nouveau sujet qui est en question, mais le lecteur se prête à ce circuit argumentatif en spirale. Nous retrouvons les mêmes procédés dans Terrasse à Rome, mais, dans le roman, la brièveté des phrases et l’espace fictif dans lequel elles sont introduites empêchent le lecteur de s’en rendre vraiment compte. Le Sexe et l’effroi est un essai long par rapport à Terrasse à Rome : c’est pourquoi nous pouvons plus facilement repérer le retour des mêmes registres tout au long du livre.

Reste à savoir l’effet ou le but d’une telle procédure. Lorsqu’on dit argumentation, il s’agit bien de vouloir convaincre le lecteur d’une certaine vérité, de lui fournir une parole persuasive par l’exercice de la controverse. C’est l’un des points centraux dans l’enseignement rhétorique : plaider le pour et le contre d’un cas fictif pour avoir une allure objective. Convaincre suppose qu’il y ait une thèse et une antithèse 127 . Mais Le Sexe et l’effroi est construit sur un système binaire qui présente des thèmes qui ne sont pas forcément opposés. Ce qui donne l’impression que rien ne tient tout seul, il faut qu’il y ait son écho, que cela soit l’opposé ou l’identique : phallus-fascinus, Eros-Priapos, irrumation-cunilingue, et même les personnages sont présentés par deux Chronos-Mars, Enée-Didon, Médée-Jason, Osiris-Isis. Ils appartiennent souvent à la même famille, ce qui nous prouve qu’il s’agit bien de la mise en scène d’un procès destiné à régler les conflits. Et qui dit conflit dit deux opinions, deux versions différentes de la même histoire. Cette binarité imposée tout au long du travail provoque un doute et affirme une hésitation. Cela reflète aussi un aspect réflexif très net, qui renforce encore le mouvement cyclique ou le retour des registres d’écriture.

Montrer les phénomènes par deux suppose une comparaison et l’enracinement dans un système de doute 128 . Il y a un balancement perpétuel entre une conviction fondatrice et une hésitation régulatrice, ou selon les termes d’Adorno, « une conscience d’être faillible et provisoire » 129 , qui renvoie au système pascalien de l’argumentation, un système dualiste qui consiste à convaincre et à agréer 130 . Le lecteur, de Quignard, ne peut s’empêcher de comparer pour comprendre la raison de la présence ou de la juxtaposition des images ou des concepts. Mais confrontation forcée risque parfois de le perdre dans un labyrinthe d’images et de tableaux associés à des époques différentes. Par exemple, lorsque l’auteur veut nous faire comprendre la technique de Parrhasios, le peintre grec (~460- ~380 av. J.C), il nous signale que « les équivalents modernes de Parrhasios ou d’Euphranor ne sont pas Renoir ou Picasso mais Michel-Ange ou Léonard. » (S.E.54).Nous ignorons la raison d’une telle phrase, et l’absence de commentaire de la part de l’essayiste perturbe le lecteur, qui doit procéder à une « abstraction métaphorisante », selon les termes de Dominique Maingueneau 131 , pour saisir ce qu’il y a de commun dans la relation qui lie ces êtres singuliers. Il faut noter ici que le souci de ne jamais laisser le lecteur se reposer motive un mode de composition assez déroutant pour requérir de sa part une participation active, propre à vérifier la cohérence des propos par repérage d’indices discrets.

La binarité se manifeste aussi à travers la succession des effets et des impressions suscités par le texte écrit ou les images qui en surgissent : érection puis éjaculation, désir puis impuissance, intellectualisme puis sensualité, argumentation puis narration. Ce qui relie ces structures dialectiques est le thème de la perte qui se manifeste dans chaque deuxième pôle. Ainsi nous pouvons considérer la narration comme l’équivalent de la sensualité ou de l’impuissance, qui n’est, d’ailleurs, qu’un autre reflet sensuel de la perte. L’indexation de la narration sur la même paradigme pousse à considérer Le Sexe et l’effroi comme un roman non achevé. Aussi la totalité des passages narratifs racontent-ils la perte : « Nous voyons toujours quelque chose de perdu qui donne sens à ce qui demeure. » (S.E.353). L’unité de l’ensemble proviendrait, en ce sens, de l’accord de tous ces fragments en vue d’une seule fin. Souvenons-nous que Terrasse à Rome offre aussi un circuit argumentatif basé sur le rapprochement de deux thèmes, qui ne sont pas forcément opposés, pour insérer dans les textes fictifs des passages argumentatifs. Cela contribue à ouvrir une dimension extérieure à la narration qui permet au lecteur de sortir du champ proprement romanesque. Ainsi, la narration et l’argumentation dans les œuvres de Quignard peuvent, dans quelques situations, représenter alternativement ce qui échappe, “un perdu” rendu sensible par le croisement de différents registres de langue. L’absence de frontières dans les textes de cet écrivain ne peut pas rester intacte devant une sorte de perte qui se manifeste de manière évidente dans son écriture.

Avec Quignard le lecteur ne sait pas exactement où il va. Le titre et le genre, s’ils sont affichés, ne lui servent pas à grand chose ni ne conceptualisent le chemin qui va être suivi. Ce n’est pas le sujet à traiter qui déclenche le désir de l’écriture, chez Quignard, mais plutôt l’acte lui-même, puisque le même schéma se dessine dans l’élaboration d’un texte, et les mêmes procédés contribuent à sa progression : biographie, analyse esthétique, étude étymologique et appui sur d’autres écrivains à travers des citations. Cette écriture reflète le mouvement d’une pensée en train de s’élaborer. Le lecteur ne sent pas qu’il se forme une idée claire sur toutes les données présentées par l’auteur. Le retour permanent lui fait oublier le but du texte ou l’enjeu de l’écriture, et la narration qui s’effectue à l’intérieur du texte argumentatif renforce cette impression. Chaque fois est proposée une histoire différente, avec des personnages différents, et la progression est inlassablement remise en cause. Tout au long de l’œuvre des personnages apparaissent pour dire un mot ou pour raconter une histoire, puis ils disparaissent sans perturber le déroulement des arguments. La fin n’est jamais attendue, n’apparaît pas comme un résultat ou la conséquence de ce qui précède, et elle n’offre en aucun cas une conclusion. D’ailleurs, dans la plupart des textes de Quignard, la fin est racontée au milieu du texte, et elle est le moment où l’écrivain se fait entendre en utilisant le pronom “je”. Ainsi, nous pouvons étudier cet essai comme un vaste système des systèmes, systèmes lexicaux, systèmes des citations directes ou allusives, systèmes des personnages, systèmes des motifs narratifs, systèmes des répétitions et de variations, qui se développent à partir d’un noyau factuel par intégration continue, selon une cohérence organique analogue à celle d’un être vivant. Ou encore, l’œuvre se présente comme un vaste mobile arborescent de multiples sens en suspension, créant son propre dictionnaire et son propre répertoire encyclopédique au fur et à mesure de sa progression.

Notes
124.

Jean-Michel Adam, Les Textes : types et prototypes, Op. cit., p. 115.

125.

L’Essai, Op. cit., p. 141.

126.

L’Essai, le dialogue et l’apologue, Op. cit., p. 40.

127.

Si nous considérons ce système binaire comme thèse et antithèse, alors il faut souligner l’absence d’une synthèse explicite. Cela renvoie à la dialectique décapitée de Sartre : « Dire noir, puis blanc, puis rien. »,Pierre Glaudes et Jean-François Louette, L’Essai, Op. cit., p. 124.

128.

Le genre de l’essai suppose que le lecteur accepte un paradoxe : l’essayiste détruit les certitudes, introduit le doute et prétend aussi avancer des vérités. Aline Geyssant et Nicole Guteville, L’Essai, le dialogue et l’apologue, Op. cit. p. 41.

129.

Adorno, Notes sur la littérature, Flammarion, 1984, p. 21. Dans cet ouvrage Adorno cite Max Bense : « Pour écrire un essai, il faut procéder de manière expérimentale, c’est-à-dire retourner son objet dans tous les sens, l’interroger, le tâter, le mettre à l’épreuve, le soumettre entièrement à la réflexion, il faut l’attaquer de différents côtés, (…). », Notes sur la littérature, p.21.

130.

Alain Boissinot, Les Textes argumentatifs, éditions Bernard-Lacoste, 1999, p. 9.

131.

Dominique Maingueneau, L’Analyse du discours, Hachette, 1991, p. 246.