III. Conclusion de la première partie : La perte comme un réseau livresque :

« Un livre : au premier chef une relation entre des livres. Au second chef seulement, et sans qu’ils cessent d’être seuls – isolés dans l’invisible et dans l’improférable - , entre ceux des hommes qui lisent des livres. »
Pascal Quignard, Petits traités I.

Nous avons tenté précédemment de montrer comment la subordination et la juxtaposition comme principe de construction, dans Terrasse à Rome, donnent à chaque niveau de récit son indépendance : chaque niveau est aussi important que les autres. Chaque détail contribue à ensemencer le récit d’un élément qui mûrira plus tard soit sur le même niveau, soit ailleurs sur un autre niveau. L’histoire d’Eugenio entouré de trois femmes avant sa mort, son épouse et les deux prostituées florentines, fonctionne comme unité qui a pour corrélat la mort de Meaume entouré par l’image de Nanni, la présence de Marie Aidelle et celle de Catherine Van Honthorst comme témoins. Ainsi, d’écho en écho, le lecteur est pris dans un jeu de reflets où chaque élément renvoie à d’autres sans hiérarchisation qui sélectionne un sens privilégié.

Cette construction en échos développe à l’intérieur du texte un système de retours qui s’applique selon toutes les perspectives. Une scène présentée par le tableau de Hildebrand et Hadubrand, quand le jeune homme âgé de « vingt-six ans enfonce la lame dans son cou » (T.R.98), fait appel à une autre, au début du livre, lorsque le graveur envoie un portrait à Nanni qui a « coupé aux ciseaux la gorge » (T.R.21) : ce qui prépare à l’acte d’agression de Vanlacre qui, âgé aussi de vingt-six ans, « plante son couteau dans son cou pour l’égorger » (T.R.98). Tout cela renvoie également à la mort de Latron dans La Raison :

‘« Il se trancha la gorge d’un coup sec. Le sang gicla avec un bruit de gargouillis. » 132

D’un autre côté, à la suite de cet incident, « un diverticule trouva à se loger à l’arrière des cordes vocales, ce qui affaiblissait le son de sa voix » (T.R.106) – et voici introduits le thème du silence et celui de la mue qui se renforcent par la présence de Sainte Colombe et Madame de Pont-Carré, personnages de Tous les matins du monde.

Ainsi, Terrasse à Rome appelle d’autres livres de l’écrivain. Quand Meaume et Abraham rencontrent la jeune religieuse dans une forêt, Meaume le graveur

‘« se retourna au bout d’une vingtaine de pas. La jeune religieuse se tenait accroupie dans l’ombre impénétrable de la forêt, les fesses reposant sur les mollets, à demi cachée par des troncs d’arbre qui s’étaient effondrés sur le versant de la montagne devant la forêt. » (T.R.45). ’

Cette image d’une femme accroupie en appelle une autre dans La frontière :

‘« La femme s’approcha des feuillages d’un laurier et s’accroupit soudain dans un grand bruit de jupes froissées (…) c’était Mademoiselle d’Alcobaça. » 133

Les deux femmes s’accroupissent dans un endroit obscur en Espagne. Un autre indice fait d’écho à un autre livre : La nuit et le silence, Georges de la Tour, où se trouve une analyse détaillée de l’un des tableaux du peintr : Job et sa Femme 134 . Or, dans Terrasse à Rome, Abraham Bosse choisit le nom d’Aquila, pendant son séjour en Italie, en raison de l’avertissement de Dieu à Job dans la Bible.

Cet appel à des tableaux ne renvoie pas seulement à des ouvertures vers d’autres livres ; il invoque ainsi des formes, des couleurs et des techniques artistiques. La technique du clair-obscur produite dans la gravure de l’eau forte renvoie à celle qui est utilisée dans les tableaux de La Tour. Le lecteur sent que tout le texte est tissé comme une toile d’araignée : chaque figure, forme ou couleur ramène sa source ou son origine qui s’impose sans perturber la construction du livre. L’écrivain, dans ce texte, recueille tout ce qu’il a vécu, lu, vu et écrit.

A la fin du roman, Marie Aidelle raconte à Catherine Van Honthorst que Meaume a été baptisé par sa grand-mère avec « un doigt de sang de Concini quand on l’eut déchiré » (T.R.128).Le lecteur reste perplexe sur la présence de cet aventurier italien, mort en 1617, et sur son lien avec sa grand-mère ! C’est le dernier nom mentionné dans le livre. Mais on constate que ce même nom se réfère au traité XLV Femmes fragmentées en 1535, de Petits traités II, où l’on trouve tout un développement sur la vie de ce maréchal « enterré dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois sous les orgues » 135 . Or, le lieu renvoie lui-même à La leçon de musique et àMarin Maraisqui a été chassé de cette église à cause de sa mue. Et la mention du doigt de sang appelle la scène du démembrement du corps de Concini :

‘« On arrache le sexe et les couilles avec la main. On coupe les mains. On dépèce les bras. On tranche la tête. A chaque quartier de Paris est attribué un morceau du corps de Concini » 136

Le lecteur peut alors pressentir comment la grand-mère de Meaume a réussi à baptiser l’enfant avec le sang de ce personnage.

Un autre procédé met en relief cet effet d’écho : il s’agit du retour des mêmes actes. Après l’accident de son visage, Meaume

‘« commença à voler à Bruges en transformant son apparence. Il se rendit à Anvers sans qu’on sût qui il pouvait être et y vola encore. » (T.R.25). ’

L’acte de se déguiser pour voler se répète avec un autre personnage :

‘« Oesterer (…) à Quend (…) se résigna à voler un habit bleu clair dans une maison de bourgeois. » (T.R.95). ’

Ce système de retour ou d’écho n’a pas de relation avec le sens de l’histoire. Il n’éclaircit ni n’obscurcit rien, se contentant, à la manière d’une fugue, de se développer sur plusieurs pistes : tableaux, livres et actes. La question qui se pose alors est la suivante : si cet écho n’a pas de lien avec le sens de l’histoire, à quoi sert-il ?

Nous avons remarqué une certaine désorganisation de la substance du livre. Le narrateur ne décrit ni un ordre social, ni un état historique très structuré, et le lecteur est au contraire conduit à réfléchir sur les données immédiates de l’existence en général. Ce déplacement, qui ne se loge plus dans la seule représentation de fiction historique, s’opère en bonne partie par le “système de relations” que nous venons d’évoquer, et qui produit un certain rythme à l’intérieur du texte écrit. Comme s’il y avait une nécessité de musicaliser l’écriture ! Cette musicalité est suggérée par l’entrecroisement des couleurs, l’ondulation des lignes, la sonorité des noms et les mouvements des corps. Même la structure syntaxique, basée sur un discours direct, inspire la voix de la personne qui pourrait ajouter aussi une certaine tonalité au rythme créé à l’intérieur de l’œuvre. Les discours rapportés de Marie Aidelle, de Nanni, d’Abraham et de Poilly insufflent un timbre aigu ou grave qui correspond à l’image qui a été progressivement établie du personnage. Ce sont des voix qui sont suggérées par de longs dialogues, détachés de l’ensemble du texte narratif par des guillemets. Terrasse à Rome est un des rares textes où la musique n’occupe pas une place primordiale, mais le narrateur a compensé ce manque par un processus allusif. Quand il fait appel à Sainte Colombe et à Marin Marais, il invoque indirectement la musique qui est, dans d’autres œuvres, le sujet capital comme dans Tous les matins du monde, La Leçon de musique et La haine de la musique.

La musique sous-entendue dans le texte va lui donner sa coloration sensuelle. Elle devient un dialogue entre les corps. Car le corps manifeste cette volonté d’unification des fragments dispersés et du rythme perdu : c’est lui qui portera la marque de tout ce qui n’est pas dit dans le livre.

Quant au Sexe et l’effroi, le réseau livresque qui s’établit à l’intérieur du livre est beaucoup plus vaste. Ce réseau est basé sur les thèmes que l’essai traitent et qui existent dans presque la plupart de ses livres : la sexualité, l’Antiquité gréco-romaine et l’art. Chaque fragment appelle un autre dans un autre livre au niveau de sa progression dans l’ensemble du texte, mais aussi dans son mode de représentation. Il apparaît que l’essai représente la base de l’écriture quignardienne qui se conjugue sur l’axe du désir et du plaisir : donc de la perte.

Ainsi, il nous semble nécessaire d’étudier ces deux thèmes, le désir et le plaisir, dans la représentation du corps dans l’écriture de Quignard. Le corps en tant que centre du système symbolique devient le terrain propice où se déploie une écriture de la perte. Les fragments, dans l’écrit, trouvent leur écho dans un corps démembré. L’écriture de la perte au niveau de ce corps mutilé devient un dialogue d’organes, et un affrontement des symboles de différents niveaux.

Notes
132.

Quignard, La Raison, Le promeneur, 1990, p. 54.

133.

Quignard, La frontière, Gallimard, 1992, p.25.

134.

Quignard, La nuit et le silence, Flohic éditions, 1995, p. 62.

135.

Quignard, Petits traités II, p.406.

136.

Ibid., p. 406.