I. Chapitre premier : Le corps comme lieu d’une marque identitaire :

« Le corps total, uni, n’est jamais saisissable même dans le miroir car il y a toujours quelque chose qui manque à l’image. »
J.-D. Nasio, Le fantasme.

« Nous désirons des morceaux de corps. Nous passons notre enfance à morceler et à assembler des parties de corps qui ne sont ni réelles ni imaginaires. Nous les absorbons, les détruisons, les projetons, les échangeons, les expulsons. Il semble que nos têtes soient dominées par le simulacre d’un sexe d’homme qui est tranché. »
Pascal Quignard, postface de Blasons anatomiques du corps féminin.

Le corps humain dans l’œuvre répond aux structures abstraites de la progression des thèmes. Cri, sang, mouvements convulsifs et paralysie sont l’écho d’un appel extérieur. Le corps est en contact direct avec ce qui échappe à l’être. Il communique avec le temps, l’espace, et obéit au pouvoir de l’inconscient. Il est assujetti à une structure non maîtrisable. Car l’intérêt de cette structure est d’aller là où plus rien n’est structuré, en ce point fictif, où elle se renouvelle, se déstructure ou s’étiole. Le corps, ainsi, devient le diapason des ondes sonores invisibles : il est le lieu où se raconte une blessure.

Des corps nus, cachés derrière une étoffe, mutilés, tatoués, désirés ou désirants : Quignard nous peint une grande fresque de la communication corporelle avec le monde. Abraham Van Berchem confie ainsi à Meaume le graveur :

‘« La peau usée par le vent et par l’âge, distendue par la fatigue et les joies, les différents poils, larmes, gouttes, ongles et cheveux qui sont tombés par terre comme des feuilles ou des brindilles mortes, laissent passer l’âme qui s’égare de plus en plus souvent à l’extérieur du volume de la peau (…) je sens ma peau beaucoup trop fine et plus poreuse. Je me dis à moi-même : un jour le paysage me traversa. » (T.R. 71)’

Nous avons, dès lors, l’impression que l’œuvre littéraire naît du corps, parle du corps, s’adresse à lui et à celui du lecteur. Beaucoup d’énergie est mise au service de cette recherche, de la part du narrateur, pour trouver une écriture proche du corps, ou qui fasse fusionner le corps et la parole. Il traduit ainsi que seule une écriture inscrite dans le corps peut aller vers ce qui est de l’ordre d’un témoignage charnel d’une perte primitive.

Au début, le narrateur reconstitue sous les yeux du lecteur le corps parfait de Meaume le graveur. Il a une force et un désir sexuel qui dépassent tous les lieux et les lois : il fait l’amour

‘« (…) dans le jardin (juillet 1639).
Dans la chambre deux fois.
C’est dans la cave en s’éclairant avec une lanterne sourde en fer.
Dans la vielle tuilerie.
Dans la mansarde six fois.
Chez le traiteur.
Une fois c’est sur une barque qu’elle a louée pour la journée » (T.R. 16). ’

Nous sommes devant un corps tout puissant, non mutable, comme si l’écrivain voulait se défendre contre le démembrement qui va suivre. Il peint au début de l’œuvre l’unité corporelle - un modèle d’indestructibilité - pour la détruire ensuite sous les yeux de son lecteur.

Car la force du désir évoque un corps parfait comme l’est celui de Patrick qui, dans L’Occupation américaine, représente la jeunesse. C’est un corps puissant, qui suscite abondance de références. Dans Terrasse à Rome, de nombreuses scènes sont consacrées à une anatomie détaillée, et une description minutieuse nous montre des membres souffrants du désir :

‘« Elle (Nanni) dit que ses seins lui font mal. Elle lui dit que sa fleur, désormais toujours ouverte, désormais toujours odorante, est toujours trempée (…) mon ventre est comme une braise. » (T.R. 16) ’

Des organes manifestent ainsi clairement une énergie qui a besoin d’être apaisée :

‘« corps nu et si blanc de la fille » (T.R.18)
« sexe(…)gluant et bleu » (T.R.18)
« Sa lèvre saigne » (T.R.18)
« seins durs » (T.R.73)
« lèvres épaisses et douces » (T.R.73)
« sexe humide » (S.E.73).

Mais cette énergie pulsionnelle va précisément se retourner contre l’unité parfaite du corps. Nous assistons alors à une sorte de détachement organique, où chaque partie va s’exprimer indépendamment du reste. L’autonomie organique ouvre alors un autre registre. Pour passer du corps uni à l’organe détaché et indépendant, il faut un élément extérieur, une substance hors-corps. On dénude, puis on sépare, on coupe. La nudité cachée ou montrée invoque la matière. Les étoffes et la lumière introduisent le registre du non paraître, qui est de l’ordre du morcellement :

‘« Marie remit l’étoffe sur son sein. » (T.R.73),
« Héro (…) penchée en avant, un sein tombant dans la lumière. » (T.R.90).

De Nanni à Marie Aidelle, on passe du pluriel au singulier. Le morcellement commence avec la représentation des membres séparés - les seins se séparent – et c’est l’unité de l’ensemble qui est visée et atteinte : l’organe contre l’organisme.

La peau devient alors le parchemin vivant sur lequel Quignard peut écrire, ce qui implique que le corps devienne un livre à déchiffrer. Le lieu de l’écriture et de la lecture n’est qu’une voie d’accès à un noyau de sens qui se trouve enchâssé dans le corps devenu la trace vivante d’une scène qui n’est plus. Quignard, va écrire sur ce dernier comme sur une page blanche, et va le marquer pour montrer la perte. La peau va porter la marque d’un début et d’une fin, et devenir le témoin de l’invisible où se conjuguent les actes sensoriels de l’absence. Dans La frontière, Madame Alcobaça accepte de se faire tatouer après la mort de son mari. Elle le fait comme signe d’un nouveau commencement dans sa vie.

Et ainsi encore, Meaume a le visage brûlé. Le visage est le lieu de l’humain : le brûler, c’est passer à l’ordre du morcellement. Car en saccageant le visage du graveur l’écrivain touche à une certaine limite séparatrice ; car le visage représente l’organe de communication entre l’extérieur et l’intérieur : lieu de passage entre le réel et l’imaginaire, il est le miroir de la réalité extérieure, en même temps qu’il reflète l’intériorité du sujet. Le brûler, c’est l’arracher à ce système et le considérer comme un objet partiel, détachable : c’est entrer dans le morcellement. Le résultat est un masque qui va apparaître à la fin du livre lorsque Marie Aidelle insiste sur l’incertitude expressive du visage de Meaume : « La blessure sur son visage ajoutait à l’incertitude de ses expressions » (T.R.128). Mais avant d’en arriver là, il passe par l’état de non-visage et de défiguration. Dans Terrasse à Rome, nous assistons à la métamorphose :

‘« Déjà son visage est tout boursouflé. Plus tard le pus s’ajoute aux plaies. » (T.R.19).

Brûler le visage dévoile ainsi la volonté de rompre le lien entre le nom et le corps. On ne reconnaît plus Meaume :

‘« Son visage étant brûlé, ceux qui le connaissaient ne pouvaient plus le reconnaître. » (T.R.25). ’

Il ne se reconnaît pas non plus. Sa face détruite montre la perte et appelle l’ancien visage :

‘« J’aimais l’ancien visage. Je suis triste que vous l’ayez perdu. » (T.R.24). ’

Mais la séparation entre le corps et le visage se manifeste aussi dans un certain statut du désir, comme si ce dernier s’éprouvait uniquement vis-à-vis d’un corps dont le visage ne ferait pas partie ! Ainsi en est-il d’images qui montrent des corps emportés par la jouissance tandis que le visage reflète l’horreur. Jupiter désirant se penche au-dessus du corps d’Antiope endormie

‘« sa bouche est ouverte ; ses cuisses sont ouvertes ; son corps semble heureux mais point son visage, empreint d’horreur. » (T.R.126)’

C’est que le corps morcelé est une souffrance. Il impose le silence et attire le regard (Dieu exerce son pouvoir par l’image d’un corps cloué, d’un corps souffrant). Meaume signe ainsi ses tableaux avec une croix, et il nous raconte la souffrance d’un corps cloué lorsqu’Oesterer, avec l’aide de Marie Aidelle, cloue l’oreille de son adversaire sur la porte. Place au démembrement : on n’est ni dans la totalité ni dans “l’un parmi d’autres” 137 , et le texte ne cesse d’insister sur ces membres séparés. Plusieurs scènes nous en montrent des bouts dispersés : oreille dans un flacon, mains coupées, sexes humides et érigés défilent tout au long de l’œuvre. Ces “débris” ont deux fonctions apparemment contradictoires : ils marquent la perte, et renvoient pourtant au corps comme totalité.

D’un côté, Quignard agresse le corps, le réduit à des organes, l’animalise, coupe son lien avec l’image. Dans cette représentation la douleur se focalise : c’est le moment où le corps souffre, se réduit à des signes, s’anatomise et s’atomise. Les fissures qui se sont produites pour marquer une séparation s’y révèlent, et Meaume devient ainsi le signe d’un corps découpé, morcelé, victime d’un démembrement qui donne vie aux organes (et les tableaux montrent à satiété orteil, jambe, genou, épaule, cou, mollet…etc).

Mais, d’un autre côté, ce morcellement rejoint la quête de l’origine de Meaume le graveur. Le corps morcelé habite, selon Lacan, la période qui précède le stade du miroir – lequel apporte l’image d’un corps uni, et lui attribue un nom : c’est « la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image » 138 . L’enfant passe ainsi de l’image du corps morcelé à celle d’un corps uni, qui ressemble à celui des autres sans se confondre avec eux – d’où sa jubilation : il trouve en elle ce qui lui manque : unité, maîtrise et liberté motrice. Or, chez Meaume, on assiste au chemin inverse : on passe du corps uni au corps morcelé. Ainsi, le sujet revient à l’enfance, plutôt à l’in-fans. C’est la période d’avant l’acquisition du langage. C’est l’origine de l’être.

Notes
137.

Par référence au livre de Denis Vasse, Un parmi d’autre, éditions du Seuil, coll. Le champ freudien, 1978.

138.

Jacques Lacan, Ecrits I, éditions du Seuil, 1999, p. 93.