1. Le corps “perdu” :

La notion du corps s’associe chez Quignard à la perte. Pour lui, « le corps » est le premier royaume où il n’y a ni mère ni enfant. :

‘« La mère ne devient mère qu’après que nous avons perdu « le corps ». » 139

Ainsi, le corps en tant qu’unité renvoie toujours à la totalité fusionnelle : c’est le corps perdu. Par contre, le corps morcelé, le corps désiré porte éternellement les stigmates de la séparation : c’est le corps réel, que l’enfant apprend par fragments au moment où il est sûr d’avoir perdu “le corps”. Ces bouts de corps, ces fragments ou ces membres dispersés se transforment en image de rêve qui obsède l’homme en grandissant. Il passe toute sa vie à en assembler les souvenirs en espérant reconstituer « le corps » perdu. C’est pourquoi, chez Quignard, le corps est toujours voué au morcellement : déchiqueté, disséqué, démembré, lacéré, l’essentiel pour lui est que le lecteur soit toujours face à des organes séparés et indépendants ; jamais devant une image du corps uni. L’homme quignardien désire des fragments du corps et non une totalité. La présence de ces membres dispersés tout au long de l’œuvre met le lecteur dans une situation d’attente de l’apparition de l’unité, elle éveille en lui le désir d’assembler ces membres par l’acte de la lecture. Lire le corps perdu devient un retour vers le fond de l’origine qui ne cesse de tourmenter l’individu quignardien.

L’incomplétude de l’image du corps trouve, selon l’auteur, ses racines dans la partialité de la conscience. Dans sa postface des Blasons anatomiques du corps féminin, Quignard souligne que

‘« nous avons une conscience perplexe, contentieuse et inévitablement partiale, aveugle de notre corps » 140

Cette partialité constitue l’image d’un corps souffrant d’un manque et en quête d’unité. La part indéfinissable de ce manque et l’incomplétude de cette image vont attribuer un caractère violent au désir qui pousse vers l’autre. Il faut le démembrer lui aussi, si l’on veut tenter de combler par ses fragments la part manquante de l’image boiteuse de notre propre corps, car

‘« les hommes ne sont que des corps qui ne s’appréhendent qu’en partie et qui n’appréhendent que des parties de corps. » 141

Le désir « vise ce qui manque à être pour que celui qui désire, le sujet, soit » 142 . Ce démembrement, Quignard le décrit avec précision :

‘« Tout se divise dans le corps. Une bouche tète un sein. Une main en l’air fait signe d’au revoir. Un pouce sucé. Des envies au terme des doigts, qui entourent l’ongle, et que l’on ronge. Toute une tête accompagnée d’une épaisse chevelure s’incline et dit oui. Des jambes cèdent tout à coup. Une bouche vomit. » 143

Dans Le Sexe et l’effroi, Quignard souligne que le corps personnel n’existe que « comme corps souffrant ou comme apparence dans les yeux d’autrui. » (S.E.285). Dans les deux cas, il est incomplet. Même quand il s’agit des yeux de l’autre, la partialité de la conscience reste dominante. L’apparence dont parle Quignard n’est que l’image d’un doute, qu’il appelle parfois « le traître » 144 , car il trahit et surprend aussi bien l’autre qui nous regarde que nous-même. La fameuse question lacanienne : « Che vuoi ? » 145 , (qu’est-ce que tu veux de moi ?), peut s’inverser (qu’est-ce que je veux de toi ?) et, dans les deux interrogations, le corps est visé en partie. Ainsi, Quignard place le corps au centre de l’expérience humaine de l’altérité. Qu’il soit un traître, un corps souffrant ou seulement une apparence, selon les termes de l’écrivain, il reste l’élément essentiel à travers lequel on découvre l’autre. Sa double dimension, « corps souffrant et corps comme apparence », s’efface dans le seul aspect, d’un corps pris dans le discours et marqué du pouvoir du signifiant :

‘« La seule unité d’un corps, ce n’est que le nom qui le nomme. » 146

Du réel subsistant du corps, on ne peut rien dire. Ainsi, Quignard place en tension le symbolique et le réel, le nom et le corps. Mais avant d’en venir là, il convient d’examiner la question du corps uni dans l’œuvre picturale.

Notes
139.

Entretien avec Nadine Sautel dans le Magazine littéraire, n° 412, septembre 2002, p. 100.

140.

Blasons anatomiques du corps féminin, Gallimard, 1982, p. 141.

141.

Ibid., p. 142.

142.

Denis Vasse, La Chair envisagée, éditions du Seuil, 2002, p. 7.

143.

Blasons anatomiques, Op. cit., p. 141.

144.

Ibid., p. 141.

145.

Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, p. 167.

146.

Blasons anatomiques, Op. cit., p. 144.