2. Corps représenté, corps uni :

Face à l’expérience du corps morcelé, nous trouvons en effet dans les œuvres artistiques la représentation du corps uni. Il s’agit d’un corps peint, sculpté ou gravé, offert presque dans sa totalité, comme dans la description de la fresque de La villa des Mystères. “Presque”, car l’écrivain ne s’arrête pas sur les détails de chaque représentation, et procède par phrases courtes :

‘« L’enfant nu, chaussé de hautes bottes, lit le rituel, déroulant le volumen. » (S.E.316), ’ ‘« Une jeune femme assise pose la main droite sur l’épaule de l’enfant qui est en train de lire. » (S.E.316),’ ‘« Une ménade couronnée du laurier porte dans ses mains un plateau rond rempli de gâteaux » (S.E.316),’ ‘« (…) une prêtresse vue de dos » (S.E.316), ’ ‘« Une assistante verse… » (S.E.317),’ ‘« Un satyre… » (S.E.317),’ ‘« Une faunesse… » (S.E.317)’

Ce sont des phrases dont la rapidité suggère les corps comme unis. Par contre dans Terrasse à Rome, puisqu’il s’agit souvent de gravures, il y a impossibilité d’une représentation complète, le graveur étant toujours « voué au noir et au blanc » (T.R.38).

A la différence du corps réel, le corps peint, chez Quignard, s'étale sur une surface plate, dont l’encadrement reflète l’unité symbolique à laquelle le sujet désirant aspire. Il faut souligner que ce corps uni des créations artistiques s’associe à la notion du « corps » premier, le corps originaire. Car l’incapacité de recoller les morceaux désirés du corps réel ou de retrouver le corps perdu, pousse le créateur à réparer cette défaillance. C’est le côté impossible de son désir qui l’incite à changer de domaine, à passer du niveau réel au niveau symbolique - ce qui nécessite un changement d’espace et de registre, et donc de langage. Désormais, le créateur cherche à représenter ce corps uni dans une autre dimension.

Selon Quignard le mot peintre se dit en grec zôgraphos : « (celui qui écrit le vivant) » (S.E.50). Ecrire le vivant signifie choisir des signes appropriés pour représenter l’absence, car les divers langages de l’art, comme le langage humain, ne cessent de raconter la perte de leur objet. Donc, peindre un corps uni est une façon de dire son absence et d’écrire sa perte. Car même la perfection des techniques de l’art ne réussit pas à effacer les traces des cicatrices laissées par l’assemblement de ces corps peints. Quignard souligne souvent en décrivant un tableau les fissures de l’œuvre qui laissent supposer l’incomplétude du corps. Il y a toujours un petit détail qui met en question l’unité des corps représentés, et par conséquent les morcelle. L’une des gravures de Meaume, dans Terrasse à Rome, montre ainsi la fille du roi de Thèbes qui a

‘« replié ses bras au-dessus de sa tête ; sa bouche est ouverte ; ses cuisses sont ouvertes ; son corps semble heureux. » (T.R.126). ’

La douceur du mouvement et la répétition de l’adjectif encouragent le lecteur à reconstituer l’image de ce corps dans son imagination, suivant la fluidité du style que l’écrivain adopte. Cette image fluide s’arrête cependant au moment où Quignard poursuit :

‘« mais point son visage, empreint d’horreur » (T.R.126). ’

L’irruption de cette phrase coupe en deux l’image. Elle réussit le morcellement du corps, puisque le visage semble désormais appartenir à un autre registre, à un autre monde, et met en cause la représentation de ce corps heureux, mais démembré.

Nous trouvons cette même division du corps plus clairement dans Vie secrète. Au chapitre XL, « Sur le pied négatif », Quignard analyse la fresque de Masaccio à l’entrée de la chapelle Brancacci dans l’église Santa Maria del Carmine à Florence. Tout tourne autour du corps peint d’Adam qui

‘« a encore le talon droit sur le seuil de la porte du paradis » 147

Le pied d’Adam, comme le visage d’Antiope, appartient à un autre monde. Quignard souligne que

‘« le secret de l’image tient tout entier dans le pied de la porte qu’il franchit » 148

Le secret de la peinture réside dans la fissure qui divise ainsi le corps représenté et ouvre une autre dimension relevant d’un autre monde.

Dans Le Sexe et l’effroi, Quignard se réfère aux Mémorables de Xénophon, et cite un dialogue où Socrate enquiert auprès de Parrhasios de l’essence de la peinture :

‘« - Et maintenant si vous voulez représenter des formes belles (Kala eidè), puisqu’il n’est pas facile de rencontrer un homme sur lequel tout soit irréprochable, vous rassemblez plusieurs modèles. Vous prenez à chacun ce qu’il a le plus beau. Après quoi, vous composez un corps totalement beau ?’ ‘- C’est ainsi que nous faisons en effet, dit Parrahsios. » (S.E.51)’

La peinture ainsi conçue est basée sur un système de collage des morceaux qui vise à représenter un corps uni idéal qui n’existe pas au niveau réel. La composition dont parle Socrate ne se fera cependant pas sans trace, sans cicatrice sur ce corps « totalement beau ». Et c’est en ce sens que chaque création artistique écrit la perte. Dans Le Sexe et l’effroi, le thème principal des discussions que Quignard propose à son lecteur est de savoir comment la peinture représente to tès psychès èthos « (l’éthos de la psychè, l’expression morale de l’âme, la disposition psychique à l’instant crucial) » (S.E.53). Les réflexions s’opposent et se joignent ; de la même manière les noms des peintres s’entrecroisent et les titres des tableaux appellent les images de l’annexe au milieu du livre : l’enchaînement des arguments scande l’écriture et produit un défilé varié des corps sculptés, peints ou gravés, mais jamais unis.

Car la grande question que Quignard pose à propos de la peinture est : « Comment apparaître comme un dieu apparaissant dans son instant éternel ? » (S.E.61). Malgré le doute qu’une telle interrogation peut provoquer, nous pouvons orienter cette question vers la volonté d’atteindre une fixation de l’image du corps uni. L’apparition divine dont il s’agit n’est que l’image de la perfection, une image complète ; et « l’instant éternel » peut refléter la volonté du saisissement de cette image, c’est-à-dire d’arriver au terme de cette quête du corps uni. Mais le lecteur n’y parvient jamais, car, lorsque Quignard évoque les dieux, il s’agit souvent, de dieux infirmes. En le lisant, nous constatons une fascination pour des dieux dont le corps est morcelé :

‘« Les dieux, ce sont des parties de corps tranchées à la hache, séparées sous la lame du couteau, ou des membres cloués » 149

Jésus, Orphée, Osiris et Ouranos relèvent de cette catégorie, et continuent à fasciner l’écrivain par le rêve de leur unité. C’est la part qui manque ou leur incomplétude qui représente la force de la fascination : leurs corps disloqués diminuent la force du pouvoir divin qu’ils reflètent. Ils sont des dieux impuissants en quête de ce qu’ils ont perdu. Ce qui laisse entendre leur caractère inopérant et incapable de se faire obéir. L’auteur souligne :

‘« Ce n’est pas ce qui me fascine que j’aime. C’est ce qui me défascine, c’est ce qui m’arrache à la dépendance. (…). Je n’aime pas tout ce qui cherche à se faire obéir » 150

Alors nous pouvons constater que même lorsqu’il s’agit de représenter le corps d’un dieu, ou « la grande image », le thème de la perte est éminemment présent. Ce sont des dieux en quête de la complétude de leur image, des dieux invisibles, mais en état d’attente de l’union de leur corps 151 .

Dans Terrasse à Rome, la gravure, vouée à la « concupiscence », reproduit le morcellement du corps. Le graveur, ne disposant que de « noir et blanc », renonce à la représentation des surfaces peintes pour aller vers des profondeurs cachées. Là il cherche à représenter ses visions propres de l’origine. Sa technique, qui diffère de celle de la peinture, lui permet non pas de donner une représentation du corps uni, mais d’en inscrire la perte à travers une représentation de ses fragments prise dans l’acte de désir :

‘« Par la manière noire chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère » (T.R.72). ’

Le langage de la gravure traduit concrètement la défaillance du réel. L’érotisme et la sensualité qui se dégagent du travail de Meaume le graveur en témoignent. Les « trente-deux cartes obsènes » (T.R.84) qu’il a produites sous la prescription du médecin Macello Zerra ont pour objectif d’exciter le jeune Eugenio qui « n’avait jamais éprouvé de sa vie de désir » (T.R.84). Ces gravures représentent un corps hanté par le désir, voué au risque de la stérilité et de la fécondité. C’est-à-dire un corps vivant pris au niveau du réel incompréhensible – et impossible à représenter - de son désir. L’incompréhensible et l’impossible sont le champ de la quête qui trace le mouvement d’ouverture d’un désir trouvant ce qui le fait vivre dans l’acte même de chercher.

Le corps incomplet, morcelé par la force du désir est, chez Quignard, le lieu de la rencontre avec l’autre. Le corps de l’autre est l’objet de désir qui forme le sujet, et que ce dernier morcelle pour qu’il s’adapte à son propre désir à lui. La quête de la “mutualité” commence ainsi avec l’objectif de soumettre le corps d’autrui à la force du désir ou d’être soumis à lui.

Mais le lecteur peut s’interroger sur la présence de morceaux du corps privilégié dans l’œuvre. Car leur répétition discrète peut contribuer à faire apparaître le corps uni, le corps perdu. Cela correspond à l’esprit de l’écriture fragmentaire : l’assemblage des particules diverses et dispersées forme l’unité perdue. De même, au niveau de la représentation, les organes séparés et l’impossibilité de les retrouver réunis dans un corps complet constituent une sorte de force interdite qui s’adresse au lecteur, et alimentent en lui un certain malaise dû à la force du désir.

Notes
147.

Vie secrète, pp. 365-366.

148.

Ibid., p.365.

149.

Blasons anatomiques du corps féminin, Op. cit., p. 142.

150.

Encres vagabondes, propos recueillis par Régine Detambel, n° 11, Mai-Août, 1997, p. 3.

151.

Nous remarquons que chacun des dieux mentionnés a laissé derrière lui des cérémonies qui ont pris la forme d’un rite pour célébrer le rêve de leur union.