3. Le corps désiré et la violence du morcellement :

Pour Quignard « le désir est la peur » (S.E.254) ; il rend l’homme comme « une statue » (S.E.253), le pétrifie. Cet argument du Sexe et l’effroi surgit sur la page de manière brutale et isolée, sans être suivi d’aucune autre phrase, et ne se présente donc pas comme une réflexion parmi d’autres au fil du livre. La ligne suivante nous introduit d’ailleurs de manière très personnelle à la voix de l’auteur : « pourquoi ai-je écrit ce livre ? » (S.E.254). La peur que représente le désir dans l’œuvre reconstitue sa part violente et rappelle le lien étroit entre Eros et Thanatos, la passion et la mort, le corps et le cadavre. Elle se transforme en une force d’attaque qui vise le corps de l’autre. Selon l’auteur, « ce qui fait peur, on s’en approche dans l’inquiétude, on tourne autour, on veut le séduire, on veut le domestiquer » 152 . Ainsi, la meilleure façon pour domestiquer le corps de l’autre est de s’adresser non pas à sa totalité, mais de le concevoir dans sa partialité. On le démonte pour mieux le connaître, et par conséquent mieux le contrôler. Dans Blasons anatomiques du corps féminin, Quignard souligne que :

‘« La connaissance anatomique est liée au cadavre et à sa dissection. L’évocation de l’anatomie a toujours quelque chose d’inquiétant et de sadique » 153

Dans les livres de l’auteur, nous trouvons de nombreux passages incarnant cette force du désir. Quignard veut pousser le corps à ses limites, le représenter au sommet de son désir capable de violenter le corps de l’autre : Méroé et Panthia dépeçant le narrateur et Socrate « comme font les bacchantes » (S.E.201) ; Parrhasios laissant mourir son modèle pour le peindre souffrant à l’instant de la mort ; Marie Aidelle et Oesterer, dans Terrasse à Rome, ligotant un homme et clouant son oreille à la porte ; et Vanlacre le fils, comme Hadubrand dans la gravure sur bois de Jean Heemkers, « lève son arme », ne reconnaît pas son père, « enfonce la lame dans son cou. Le sang gicle» (T.R.99). La violence de ces scènes donne l’impression que le désir peut à n’importe quel moment dériver pour devenir un acte purement sadique. Désirer l’autre devient jouir de sa souffrance. Personne n’est jamais à l’abri de cette violence, et chaque passion amoureuse peut se transformer en un rite de bacchanale où le corps de l’homme devient objet à déchiqueter et à manger :

‘« La bacchatio consistait à castrer un homme, puis à le démembrer avant de le manger cru » (S.E.314). ’

Quignard confirme cette approche en citant Lucrèce décrivant au chant IV du De natura rerum la montée, l’invasion, la crue du sperme dans le corps de l’homme et le combat qui en découle. La volupté est « cruelle », elle incite à « blesser le corps », à imprimer des marques sur les lèvres et à « presser le corps tellement convoité jusqu’à le faire crier » (S.E.95). De toutes ces scènes et images, nous comprenons que le désir, chez Quignard, sublime le corps et en même temps le pousse vers la pente de la destruction. Le sadisme est chez lui un moyen de se défendre contre l’autre, - ce qui rejoint ce que nous avons mentionné précédemment à propos du lien entre la peur et le désir : ce sont eux qui vont initier le sujet, en lui apprenant comment jouir avec le corps de l’autre dans la douleur.

Cette violence du morcellement et la douleur jouissive qui en résulte produisent un autre effet. Le processus de déchiquetage, de dissection et de dissémination des morceaux du corps met en relief l’amour des détritus, l’intérêt porté à ce qui a été rejeté. Ainsi retrouvons-nous un thème cher à Quignard : le sordidissime. A Régine Detambel, il explique qu’il a souvent l’impression que « le trésor du monde consiste peut-être dans ce qu’il a rebuté » 154 . Se développe alors un registre particulièrement riche où se retrouve tout ce qui peut représenter le détritus pour le corps. Les liquides qui en sortent sont très présents dans toutes les œuvres, qu’il s’agisse de liquides “positifs” ( sperme, lait, larme et sang ) ou de liquides “négatifs” ( urine et sueur ). A propos de Meaume et du sordidissime, Quignard souligne : 

‘« Il appartenait à l’école des peintres qui peignaient dans une manière très raffinée les choses qui étaient considérées par la plupart des hommes comme les plus grossières : les gueux, les laboureurs, les coureurs de vase, les vendeurs de palourdes, de sourdons, de crabes, de bars tachetés, des jeunes femmes qui se déchaussent, des jeunes femmes à peine habillées qui lisent des lettres ou qui rêvent d’amour, des servantes qui repassent des draps, tous les fruits mûrs ou qui commencent de moisir et qui appellent l’automne, les déchets des repas, des beuveries, des tabagies, des joueurs de cartes (…). » (T.R.51)’

Les représentations du corps, dans Terrasse à Rome, suivent elles-mêmes le chemin de désir. Elles adoptent le mouvement de la montée de la violence décrit par Lucrèce et cité par Quignard dans Le Sexe et l’effroi : graduellement, le désir, qui commence par des gestes doux, se transforme en un combat : « Lucrèce décrit au chant IV du De natura rerum la montée, l’invasion, la crue du sperme dans le corps de l’homme, le combat qui en découle, la maladie (rabies, rage, dit Lucrèce ; pestis, peste, dit Catulle) qu’elle engendre » (S.E.93). Tout au début, le corps de l’autre garde une certaine unité apparente, comme lorsque Meaume regarde Nanni : « sa longue apparence l’attira » (T.R.11). Il la voit en tant que figure unie, une sorte d’ombre non identifiable mais attirante, une silhouette sombre qui le fascine. Mais que vienne en lui le désir, et Meaume procède au morcellement. Jamais on ne voit le corps de Nanni entièrement. L’écriture fragmentaire de Quignard s’associe à la violence désirante de son personnage pour morceler le corps de la femme aimée. Dorénavant, le lecteur la saisit à travers les descriptions de ses membres, de leurs mouvements ou de l’effet qu’ils peuvent provoquer.

Quand il est dit, en effet, que Meaume « surprit » le regard qu’elle portait sur lui, « ce regard », « toute sa vie, vécut en lui » (T.R.11), commence alors la description de la rencontre, qui se passe « dans un angle glacé » et qu’ « il fait très froid » (T.R.13). La précision de l’espace trouve sa finalité en s’entrechoquant ensuite avec les sensations décrites du corps. Nanni « leva ses paupières » (T.R.12) ; « alors il touche avec ses doigts timidement son bras » (T.R.13) ; dans cet angle désert de l’hôpital de Bruges, la violence du désir se manifeste à travers l’absence de la parole, l’élimination du pouvoir du langage, la déviation du regard et la montée des sensations tactiles qui s’opposent au climat uni du début :

‘« Elle donne sa main toute fraîche à ses mains. C’est tout. Il serre sa main. Leurs mains deviennent chaudes, puis brûlantes. Ils ne parlent pas. Elle tient sa tête penchée. Puis elle le regarde directement, dans les yeux. Elle ouvre ses grands yeux en le dévisageant. Ils se touchent dans ce regard. » (T.R.13)’

Ce sont des organes “au singulier” qui s’appellent. Des membres s’entrecroisent sans jamais s’unir, au point que ceux qui appartiennent à un même corps semblent être séparés. Ainsi, l’unité primaire de l’apparence de Nanni éclate pour laisser des fragments du corps épiés par le désir de Meaume ou plongés dans des coins sombres. Nous avons l’impression, en lisant le roman, qu’après cette première rencontre ce démembrement devient le code des amoureux. Ils n’arrivent plus à se voir entièrement. Il y a comme une sorte de jeu de dénudation partielle qui s’installe entre eux pour entretenir l’ardeur de leur désir. Le premier jour où ils se dévêtent, ils mettent ainsi la bougie loin d’eux, afin que des parties des corps se dissimulent dans le noir, laissant d’autres apparaître seules et indépendantes, comme si elles n’appartenaient pas à une totalité.

‘« Ils mettent le plus loin qu’ils peuvent d’eux la bougie. A la lueur de la bougie, leur embarras est réciproque, puis leur audace comparable, leurs nudités entièrement révélées, leur joie subite, leur faim presque immédiatement renaissante. » (T.R.15-16)’

Même procédé dans les échanges verbaux quand Quignard laisse ses personnages s’exprimer, ils parlent de ce qu’ils ressentent au niveau de leurs organes. Nanni dit que

‘« ses seins lui font mal. Elle lui dit que sa fleur, désormais toujours ouverte, désormais toujours odorante, est trempée. » (T.R.16)’

que son

‘« ventre est comme une braise » (T.R.16)’

En lui répondant Meaume souligne :

‘« Moi, mon sexe se dresse à chaque fois que je pense à votre regard. » (T.R.16)’

Des organes parlent au nom des personnages ou des personnages parlent le langage de leur corps : dans les deux cas, le lecteur médite l’éclatement de l’unité et la perte du corps. D’ailleurs, nous constatons qu’en parlant de leur corps, les personnages ont du mal à dire « je », comme si le corps ne s’associait plus à un nom. Lorsque Meaume s’identifie à son visage, ou quand il dit : « Moi, mon sexe… », il ne se saisit pas comme un « je ».

Désormais, le corps de Nanni, l’objet désiré de Meaume, se disperse dans le livre sans jamais se laisser regrouper dans un passage, dans une gravure ou même dans un rêve. Le seul portrait que Meaume avait fait de sa figure et de sa gorge, Nanni l’avait coupé aux ciseaux. Elle a coupé « la gorge » car il l’avait gravée « nue » (T.R.21). Le graveur part ainsi à la recherche de ce corps perdu, et, au terme du voyage, vers le moment de sa mort, il confie :

‘« J’ai dû voyager dans d’autres mondes que le sien mais, dans chaque rêve, dans chaque image, dans chaque vague, dans tous les paysages j’ai vu quelque chose d’elle ou qui procédait d’elle » (T.R.114) ’

Ce « quelque chose » dit le morcellement persistant. Des morceaux de rêve et des morceaux du corps s’interpellent : chaque image renvoie à quelque chose d’elle. Mais puisqu’on ne peut jamais réunir toutes les images, le corps de Nanni reste à l’état de chose perdue, de membres dispersés.

Notes
152.

Encres vagabondes, Op. cit., p. 2.

153.

Op. cit., p. 142.

154.

Encres vagabondes, Op. cit., p. 3.