4. Le corps morcelé : un état régressif ou un retour vers la source

Dans cette fragmentation du corps, l’identité du personnage est donc mise en jeu : l’individu devient un attribut et non une entité, et il se subordonne à un organe qui prend une ampleur autonome pour représenter un être. Pour illustrer cela, Quignard, dans Le Sexe et l’effroi, cite Le Satiricon, l’œuvre de Caius Petronius Arbiter. Tryphèma, la femme de capitaine, s’empare de Giton et en fait son amant :

‘« (le bas de son ventre, inguinum, est si beau, dit-elle, que le garçon lui-même ne paraît être que l’appendice de son fascinus) » (S.E.152). ’

L’incapacité de voir un corps complet ou de le représenter entièrement pousse l’écrivain à le dissimuler derrière des signes : il n’est que ce qui se cache derrière le signe de l’organe. Le personnage s’épanouit en s’identifiant à une partie séparée de son corps et en identifiant l’autre par cette partialité. Or, cette perte qui s’inscrit dans l’essence de l’être quignardien constitue l’élément générateur de toutes ses quêtes de l’origine. Toute l’œuvre suit un mouvement en arrière, car le sens de la perte réside dans un passé incompris qui continue d’obséder l’être jusqu’à ce qu’il décide d’y revenir pour le reconstituer.

Les personnages du roman de Quignard s’identifient ainsi à une partie de leur corps. Meaume est un visage perdu - « ceux qui le connaissaient ne pouvaient plus le reconnaître » (T.R.25) après l’accident - et il figure dans ses gravures en tant que visage caché. Abraham Van Berchem, lui, se reconnaît en tant que peau vieillissante, corps de plus en plus transparent :

‘« La peau usée par le vent et par l’âge, distendue par la fatigue et les joies, les différents poils, larmes, gouttes, ongles et cheveux qui sont tombés par terre comme des feuilles ou des brindilles mortes, laissent passer l’âme qui s’égare de plus en plus souvent à l’extérieur du volume de la peau. (…). Plus je vieillis, plus je me sens bien partout. Je ne réside plus beaucoup dans mon corps. Je crains de mourir quelque jour. Je sens que ma peau beaucoup trop fine et plus poreuse. » (T.R.71) ’

Abraham s’identifie à cette peau qui n’existe plus et qui s’effrite, paroi perdue entre le « dedans » et le « dehors ». Et Marie Aidelle, comme toutes les femmes, se présente comme des « seins » ; « ses seins étaient durs » ; « doux comme la soie », « lourds de lait » (T.R.73). Elle explique à Meaume :

‘« Il faut me pardonner. On ne peut effleurer mes seins sans que je souffre sur-le-champ d’être une femme. Toutes les femmes qui sont ici sont ainsi faites. » (T.R.52)’

Nanni, aussi, dans les premières pages, dit que quand elle éprouve du désir, « ses seins lui font mal » (T.R.16). Et en gravant Héro et Léandre à la « manière noire », Meaume présente Héro

‘« presque nue et échevelée, penchée en avant, un sein tombant dans la lumière » (T.R.90)’

Il réduit le personnage gravé à un seul organe : nous ne voyons que ce « sein tombant » mis en lumière par la technique de la gravure à la manière noire.

Mais ce n’est pas que l’effet de l’écriture de Quignard qui met en relief l’un des membres du corps : le personnage en tant qu’individu ne se reconnaît lui-même que par le biais de cet organe. Quand Marie Aidelle rejette Meaume, il se dit : « C’est mon visage » (T.R.74), traduisant bien qu’il ne se reconnaît pas en tant que corps, mais en tant que visage défiguré, face perdue, donc incertaine. Cette incertitude de l’image du corps renvoie à un autre point de perplexité concernant l’identité du graveur : son nom. A plusieurs reprises, nous avons souligné notre hésitation à propos du nom qu’il porte. Il signe son œuvre par son nom de métier « Meaumus sculpsit » (T.R.28), mais à aucun moment dans l’œuvre ne sont évoquées ses origines, et nous ne savons même pas si “Meaume” est son nom ou son prénom. A sa mort, Catherine Van Honthorst a fait graver en lettres latines sur la stèle de la tombe :

‘« Il mourut mûr pour le ciel mais non pour la mort. Son nom vivra éternellement. Stabit aeternum nomen. » (T.R.123)’

Meaume est un ci-gît sans nom, un visage perdu sans corps. L’ambiguïté du sens de la phrase gravée nous interpelle par la sonorité qu’elle produit. Le retour de la consonne « m » laisse entendre un « murmure », comme si le prénom de Meaume - si c’était un prénom - devenait une plainte 155 . Dans Blasons anatomiques, Quignard explique :

‘« Nous songeons soudain que la seule unité d’un corps, ce n’est que le nom qui le nomme. Seul ce peu de son murmuré dans l’air parvient à faire se retourner un corps. Ce nom inscrit parfois sur la pierre tombale, est le seul résidu d’un corps. » 156

Quignard atteint ainsi le fondement de l’identité de Meaume : un corps qui ne porte plus son nom ou un nom qui ne réfère plus à un corps 157 . Cela met en cause le lien, hétérogène mais nécessaire, entre le corps et le nom. Le nom ne représente plus le corps et en même temps l’homme n’a plus de visage. Or, l’homme sans visage, dans d’autres livres de Quignard, est identifié au premier homme, Adam. Dans Vie secrète, le tableau de Masaccio, que nous avons cité préalablement, montre le premier couple. Curieusement,

‘« dans la scène entière, c’est le sexe flaccide d’Adam qui reçoit toute la lumière. » 158

Lui,

‘« il est le premier homme et il ne peut rien voir. Le premier homme est sans visage. » 159

Corrélativement, nous pouvons rattacher Meaume à ce premier homme : comme Meaume, Adam, dans la représentation de Masaccio, s’identifie à son sexe, son corps est sans visage et il est disloqué par le pied qui refuse de le suivre dans le nouveau monde.

Dans Terrasse à Rome, ce retour à l’origine est suggéré autrement. Voulant désobéir à la force du langage, Quignard renvoie son personnage à un état antérieur à l’unification du corps dans le stade de miroir. Au chapitre XLVII, le dernier, le lecteur retrouve Meaume nourrisson. Dans cette ultime page, Quignard recourt à des termes qui reconstituent cet univers perdu : « La blessure de son visage »renvoie à la blessure de la séparation ; la phrase : « il était impossible de dire si la douleur, ou si la faim, ou si l’angoisse, ou si la colère déchirante habitaient derrière ses yeux » (T.R.128), suggère l’unification de toutes les expressions de visage, et, finalement « la vie dans une eau obscure » (T.R.128) renvoie au monde utérin. Car si « les faces des enfants sont incertaines » (T.R.128), c’est que l’enfant ne peut pas s’identifier à son image.

Cet état régressif pourrait suggérer la visée d’un état de fusion. Le chemin emprunté par l’auteur est très discret : il nous fait passer par le baptême : « La grand-mère de Meaume baptisa l’enfant avec un doigt de sang de Concini » (T.R.128), lui enlevant ainsi le nom ou prénom qui suscite tant de doutes ; puis il s’attarde sur l’incertitude des expressions faciales de Meaume, soulignant par là le mélange des sensations et l’annulation de toutes les distances et médiations. Ensuite, surgit une association entre les nourrissons et les « grenouilles » : retour en arrière effectué afin de retrouver la vie secrète, la vie « séparée et sacrée », « Vie vivipare, dans l’ombre, sans voix, ignorant même la naissance », vie « avant le jour, avant le langage » 160 . Et finalement, le lecteur retrouve les eaux obscures, le lieu d’avant la séparation, le seul où l’on puisse retrouver “le corps” selon les termes de Quignard. Le personnage de Meaume incarne ainsi cette quête de l’origine que l’auteur essaie d’explorer dans toutes ses oeuvres. Dans Vie secrète, il souligne :

‘« A vrai dire on ne cherchait pas un nom, un prénom, un visage ou une personne qu’on aurait oublié mais un état que le langage avait divisé et qu’il ne pourrait pas reconnaître » 161

Nous avons choisi le mot “retour” car, en privant son personnage de son nom et de son corps, Quignard annule le double don de sa naissance. Il ramène Meaume à un état qui la précède, antérieure à l’attribution du nom. Cependant, comme nous l’avons souvent mentionné, les notions, chez Quignard, sont souvent présentées dans une double dimension, et les forces opposées coexistent dans le même texte. Sans doute, le retour aux origines effectué par Meaume représente-t-il bien le chemin de sa quête personnelle, qui vise à tout perdre pour retrouver la paix d’avant la naissance. Mais en même temps, nous pouvons lire le corps dans Terrasse à Rome comme un chemin qui mène vers la création d’un nouvel individu au sein d’un groupe. Meaume est un artiste. Choisir un tel métier signifie qu’il a quelque chose à dire, à créer et à laisser. Suivant les images du corps proposées dans le roman, se développe alors une autre lecture qui met en lumière la lutte pour être reconnu en tant qu’unité. L’incertitude du nom ou du prénom de Meaume n’élimine pas son identité en tant qu’artiste, en tant que Graveur. Et c’est la coexistence de ces deux lectures – celle de la perte et celle de la création, celle de la régression et celle de la progression – qui retrace la naissance d’un artiste.

Notes
155.

Dans Vie secrète, Quignard dit : « Elle s’était mise à répéter mon prénom comme une litanie. Tout bas. C’est ainsi que mon prénom devint une plainte », Vie secrète, p.50.

156.

Blasons anatomiques, Op. cit., p. 144.

157.

« ce n’est surtout pas Bach lui-même qui revient dans les lettres de son nom qu’il a cru disposer », Vie secrète., p.58.

158.

Vie secrète, p. 364.

159.

Ibid., p. 364.

160.

Vie secrète, p. 93.

161.

Ibid., p. 67.