5. Lecture initiatique et psychanalytique du corps dans Terrasse à Rome :

Terrasse à Rome présente les traces de rites d’initiation. Le livre commence avec la brulûre du visage de Meaume, qui marque, en ce sens, la destruction de l’ancienne personnalité. C’est la première étape de l’initiation, qui suggère souvent une mort symbolique. Meaume n’est plus le même ; on ne le reconnaît plus, et il quitte sa ville, transforme« son apparence » (T.R.25) : destruction de l’ancien vêtement est comme le sacrifice auquel le candidat doit consentir. Quignard en précise le sens à Nadine Sautel : « Tout perdre pour tout donner, ne plus être pris en otage, redevenir soi » 162 . Le candidat, ou le futur initié, se livre ensuite à l’errance jusqu’à la crise violente qui va effacer définitivement toute trace de l’ancienne personnalité : Meaume « court, court. Sortit de Mayence » (T.R.27) :

‘« Il resta seul vingt jours sans mettre le nez dehors dans une auberge sur l’autre rive de Rhin où il était logé avec six autres hommes dans une espèce d’étable. Vingt jours de sanglots secs le corps dans le foin et l’odeur dense. » (T.R.27)’

Le schéma initiatique est ensuite parsemé de diverses rencontres, dont on trouve les équivalents au fil du roman. Ce peut être l’appel à des dieux, représenté en l’occurrence par la rencontre de Meaume avec la religieuse et la présence de symboles ou allusions bibliques ; ou l’union sexuelle avec un esprit que l’on retrouve dans les récits de rêves de Meaume avec Nanni : « Elle s’assied sur lui. Elle le plonge en elle d’un coup. Il jouit » (T.R.35).

Et comme l’initié est sensé avoir tout oublié, il a besoin d’une tutelle pour lui redonner l’usage de ce qu’il a perdu : c’est le rôle qu’Abraham Van Berchem va jouer auprès de Meaume le graveur, selon un modèle qui évoque l’apprentissage des secrets auprès des anciens. Et finalement, la société va faire subir d’ultimes épreuves à Meaume, le Graveur-Créateur, pour vérifier qu’il a bien acquis des pouvoirs nouveaux : brûler ses productions artistiques est une preuve de sa capacité de les reproduire, comme si l’auteur voulait nous confirmer que le talent de Meaume est atteint. L’épreuve, dans le roman, figure dans la scène où :

‘« Les planches de cuivre et tous les tirages qui se trouvaient chez le marchand d’estampes à l’enseigne de la Croix noire, qu’ils fussent de la main de Meaume (…), furent acheminés sur une charrette à cinquante mètres de là, dans le Champ des Fleurs, où ils furent brûlés et fondus en présence de la foule. » (T.R.86)’

Meaume a été initié pour devenir artiste et passer de l’ordre de l’humain à celui des dieux créateurs. Ainsi, l’initiation a créé un nouvel être qu’il faut réintégrer dans la société, mais cette fois avec un nouveau statut.

Si l’on passe d’une lecture initiatique à une lecture psychanalytique, on estimera que les sévices que doit subir l’initié, l’horreur de l’accident du visage, ne constituent pas une école d’endurance et de courage, mais expriment l’hostilité du père envers le fils. Ce n’est pas par hasard si l’accident « a lieu dans la maison de Veet Jakobsz » (T.R.15), le père de Nanni. Le drame se passe dans la maison du Père. Le visage brûlé de Meaume est la manifestation d’une castration. Il a perdu son image,

‘« son visage est tout boursouflé. Plus tard le pus s’ajoute aux plaies. » (T.R.19)’

et Nanni lui dit :

‘« J’aimais l’ancien visage. Je suis triste que vous l’ayez perdu » (T.R.24). ’

Cette castration est associée à Nanni, qui va représenter l’image de la mère, puisqu’elle aura un enfant de Meaume. Mais après cette transformation, la libido de Meaume va se détacher de l’image de la mère pour aller dans deux directions différentes :

Dans la première, elle se dirigera vers d’autres femmes : Meaume se réfugie chez les filles de joie au début pour se lier, ensuite, avec Marie Aidelle. Dans la seconde, elle s’orientera sur les hommes, sous la forme d’une homosexualité latente. C’est le lien entre Abraham Van Berchem et Meaume, qui sait que le premier est un homosexuel car il l’a surpris avec Oesterer « tandis que le plus jeune s’inclinait devant le plus âgé » (T.R.80). Dans les deux directions Meaume s’affirme en tant qu’homme, en tant que corps complet.

Le parcours de la vie de Meaume montre ainsi qu’une chose lui est retirée et qu’une autre lui est donnée. Quignard le fait passer par des rites pour le recréer en tant qu’artiste : il s’attaque à son corps, le morcelle, le brûle, pour lui accorder le pouvoir de la création. Du corps, on passe aux morceaux, ou plutôt aux organes ; de la totalité au particulier. Le « je » de l’artiste se morcelle dans sa quête de l’origine, qui se manifeste dans la dernière image du roman, qui associe Meaume à son enfance, notamment par la mention de l’acte du baptême. C’est la scène primitive qui est visée dans le processus de la création. Créer devient une tentative de donner forme à ce qui a été perdu. Dans un entretien avec Nadine Sautel, Quignard signale que « cette nostalgie du perdu est la source de l’art » 163 .

Le morcellement du corps, chez Quignard, laisse ainsi apparaître des organes indépendants. Nous allons en passer en revue certains, en essayant de détecter le langage que chacun d’eux suggère.

Notes
162.

Magazine littéraire, n° 412, septembre, 2002, p. 103.

163.

Magazine littéraire, n° 412, septembre, 2002, p. 100.