II. Chapitre deux : La main du graveur :

« La main qui remplace le Sein avant de remplacer le sexe de l’autre est support de toutes les illusions qui servent à réparer la toute-puissance perdue. Entre l’être plein, sans faille, de l’illusion fusionnelle, et le vide absolu du mal, de la mort, il y a l’espace de l’imagination et la main de l’illusion, magie dans le réel – et parallèlement, création d’une nouvelle réalité dans l’imaginaire. Des créations similaires peuvent s’appeler rêve ou cauchemar, symptôme névrotique, psychotique, ou psychosomatique, déviation sexuelle ou œuvre d’art. »
Joyce Mc Dougall, L’Idéal Hermaphrodite et ses avatars.

« En plongeant sa main dans la mer on touche tous les rivages.
Sur le désir de toucher les vêtements des dieux, en touchant le verso, on touche le recto par contiguïté sans brûler ou périr.
Le désir de toucher la force, le sexe, puis les couilles, puis les genoux, puis les pieds, puis la trace des pieds, suivit le chemin d’une pudeur de plus en plus humaine.
L’odeur dégoûtante-attrayante se situe entre la peau et le linge.
Coucher dans la chemise du père non lavée guérit l’enfant. L’enfant y touche ce qu’a touché la force génitale qui le fit jadis. »
Pascal Quignard, Sordidissimes.

« Le dieu islandais du langage a la main tranchée. Donner sa parole, c’est donner sa main. La parole qui prête serment tend la main droite devant elle. »
Pascal Quignard, Petits traités I.

La plupart des personnages de Quignard sont des artistes. Mais ce qui différencie Meaume des autres, dans Terrasse à Rome, c’est le fait que, tant dans les sujets qu’il aborde que dans les techniques qu’il maîtrise, il est placé sous le signe du divers. Un graveur, comme le souligne Quignard aux premières pages, fait des « cartes romanesques », des « cartes antiques », des « cartes érotiques », et il « grave » des « scènes religieuses » (T.R.10). Et tout au long du roman, le lecteur est affronté à différentes appellations de Meaume, à qui l’on attribue le nom de « Meaume le Graveur » (T.R.124) avec un “G” majuscule, « le graveur » (T.R.30) tout court, ou « l’eau-fortier » (T.R.30). Parfois il travaille même comme « buriniste » (T.R.60) pour un marchand d’estampes via Giulia, près du palais Farnèse. Avant de décrire l’œuvre du graveur, Quignard insiste sur les diverses techniques de gravure : à « l’eau-forte », au « burin », à « la manière noire » ou bien à « la pointe sèche ».

La diversité de ces techniques explique l’habilité et l’adresse manuelle que l’artiste possède, et l’effort physique que cela implique. Meaume veut faire parler le métal : il s’adresse à lui pour lui communiquer sa vision. Créer signifie, en ce sens, entrer dans un contact tactile avec la matière. Toucher, manier, palper, caresser ou détruire sont les actes qui caractérisent cette rencontre communicative entre la main et la matière. La brièveté du roman et son style fragmentaire n’ont pas empêché l’auteur de consacrer des passages entiers à décrire en détail le travail de Meaume et sa façon de procéder. De la même manière, nous trouvons dans Le Sexe et l’effroi un chapitre sur les techniques de la peinture.

La communication avec des surfaces plates suppose la volonté d’habiter un certain espace pour se procurer des sensations tactiles pleines. Mais à la différence du peintre, le graveur cherche à produire ce qui se cache « sous l’apparence de toutes les choses » (T.R.39) : sa main s’occupe à créer la troisième dimension perdue, appartenant à « un apparaître qui est propre à ce monde » (T.R.39), comme le souligne Meaume lui-même. Contrairement à la technique de la peinture, qui procède par ajouts de plusieurs couches de couleurs différentes, la gravure est fondée sur l’extraction et l’arrachement des parties de la matière de base : elle est basée sur une perte, car on ne peut jamais revenir en arrière ou replacer la partie perdue. Le graveur expose ainsi la matière à toutes formes d’agression pour qu’elle change de forme. C’est pourquoi la violence créative de cet art s’explique différemment : elle s’associe au risque, à la peur angoissante de la perte irréparable. Chaque travail est un appel à une perte plus profonde, chaque œuvre d’art s’unit, au fond, à la perte des premières sensations tactiles et aux blessures de la séparation de la totalité fusionnelle. Chaque gravure devient alors une tentative d’effectuer un retour en arrière à la recherche des sensations perdues. Et nous étudierons dans la troisième partie le mouvement qui les anime.

Il faut noter que les diverses techniques de gravure ne se ressemblent pas. La gravure au burin demande une compétence spécifique : minutie, pression et inclinaison pour dégager des copeaux ; le graveur doit arracher des morceaux pour sortir la forme qu’il recherche. Dans la pointe sèche, il s’agit de faire des creux pour déchirer le métal ; dans l’eau-forte on plonge le métal dans l’acide pour qu’il soit mordu ; dans la manière noire on noircit à l’aide d’un « berceau » (T.R.72) ou d’une flamme puis l’artiste gratte pour dégager la forme qui correspond à sa vision. Ce qui caractérise cette dernière forme d’art est le côté violent qui préside aux différentes phases conduisant à l’apparition de l’œuvre. L’artiste doit attaquer, arracher, creuser, déchirer, noircir par le feu ou brûler par l’acide pour la faire émerger. En d’autres termes, il doit exposer la matière brute à une forme de perte violente pour obtenir un résultat, et la moindre petite erreur est irréparable : la création est vouée à un perpétuel processus de destruction, et c’est à l’artiste seul de le contrôler, de le manier pour que l’objet d’art apparaisse 164 dans un avènement que Quignard, dans Terrasse à Rome, associe à la naissance :

‘« Par la manière noire chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère. » (T.R.72)’

L’œuvre d’art est ainsi associée à des bases féminines, et renvoie à la façon dont Jung évoque le jaillissement de l’œuvre à partir des profondeurs de l’inconscient, qui sont en propre le « domaine des mères » 165 . C’est pourquoi nous avons souligné que créer signifie, pour Meaume, effectuer un retour en arrière à la recherche des sensations tactiles de la totalité fusionnelle perdue. Association qui devient explicite dans Vie secrète :

‘« La création devrait atteindre le jaillissement ; le grondement ; la fulguration de la foudre dans le ciel noirci de l’orage ; le débouché de la nuit souterraine ; l’irruption. Tout ce qui crée, tout ce qui procrée fait entendre l’origine. » 166

On peut se demander pourquoi Quignard a choisi une telle forme d’art. Pourquoi pas la peinture ? Dans Terrasse à Rome, Meaume affiche son refus de cette dernière, et son personnage de graveur se développe essentiellement par opposition directe à l’image des peintres Claude Gellée le Lorrain et Gérard Van Honthorst. Les rares moments où Meaume explique sa technique sont ceux où il discute avec le peintre le Lorrain pour développer ses objections face aux techniques de la peinture :

‘«Claude dit le Lorrain dit à Meaume le Graveur : « Comment pouvez-vous savoir ce qui est sous l’apparence de toutes les choses ? Moi je n’y parviens pas. De toute ma vie je n’ai jamais su deviner les corps féminins que je désirais à travers les étoffes qui me séparaient de ces formes. Je ne voyais que les couleurs et leurs chatoiements. Chaque fois j’ai été surpris de mes erreurs. »
Meaume lui répondit : « Vous êtes un peintre. Vous n’êtes pas un graveur voué au noir et au blanc c’est-à-dire à la concupiscence. » » (T.R.37-38)’

Associer la gravure à la concupiscence dévoile une large partie de son travail. D’une part, cela renvoie à sa part agressive, ou, si l’on peut dire à la part animale du désir qui le pousse à créer, et qui fait que Meaume ne dissocie pas son travail ou sa façon de participer au monde de l’eau acide. D’autre part, cette référence souligne l’aspect tragique dû à la présence de l’interdit, que le mot concupiscence peut impliquer, et qui signifie quelque part le perdu. La concupiscence dont parle Meaume représente l’énergie inépuisable qui le pousse à créer sans arrêt : c’est ce désir de l’interdit qui va alimenter sa quête. Choisir de s’exprimer à travers la gravure à l’eau-forte est à la mesure de ce désir qui l’obsède, et qui le maintient vivant. Il continue d’ailleurs de travailler jusqu’aux derniers jours de sa vie. Nous sommes donc conduits à nous interroger sur l’origine de la force qui l’anime, puisque de telles techniques de gravure supposent énergie intarissable et force physique.

Le chapitre XXV, dans Terrasse à Rome, est dédié à la colère, et à ce qu’elle recouvre selon différents personnages. Les quelques définitions qu’en sont données se réfèrent directement au travail du graveur : absence de couleur, ininterruption de la machine de la fureur, noirceur de la violence et exaltation vertigineuse. Cela nous permet de faire le lien entre celle-ci et la violence de la technique de la gravure chez Meaume. L’énergie et la force physique qui lui permettent d’exercer d’une façon permanente son métier sont habitées par elle : il a besoin d’une technique violente pour traduire la colère qui l’obsède, et qui va se canaliser à travers un travail de la main : agression, brûlure et déchirure d’un métal. Car on ne voit jamais Meaume saisi par une crise de colère : tout passe toujours par la pratique de son art, et exclusivement par elle. Il y a, réunis et solidaires, l’aspect “incessant” de la canalisation, le côté “intarissable” de la colère et le terme “technique”. Ces trois notions impliquent une répétition sans laquelle l’artiste s’arrêterait de créer, et elles disent un besoin physique. Les artistes créent par besoin, ils travaillent parce qu’ils veulent répondre au besoin physique qui parle en eux, et à la nécessité de dire quelque chose 167 .

Dans la gestation de l’œuvre d’art, la main de Meaume joue donc un rôle principal pour traduire cette colère et exercer la perte destructrice sur les matières. Au fil du texte, quelques remarques portent sur cette main en tant qu’organe majeur de la création. Claude Gellée le Lorrain dit ainsi à propos de Meaume le graveur :

‘« L’intensité de la vision préoccupait sa main et elle n’avait plus de souci pour rien d’autre. Jamais en trente-cinq ans de travail il n’aperçut sa main. » (T.R.32) ’

Quignard souligne souvent cette invisibilité de la main lors de l’acte de la création 168 . La main semble répondre alors à quelque chose de plus puissant que le créateur lui-même. Elle est contrôlée par une force qui la saisit et l’associe au pouvoir de l’« ombre » 169 . Ne pas voir sa main travailler signifie qu’on est préoccupé par l’intensité de la vision qui cherche à prendre sa forme sur l’objet créé, et par la violence de la force qui la maintient. La vision va choisir un moyen d’expression pour se murer en un objet d’art qui portera à jamais les traces de cette violence. C’est la main qui va la traduire :

‘« On doit regarder les graveurs comme des traducteurs qui font passer les beautés d’une langue riche et magnifique dans une autre qui l’est moins à la vérité, mais qui a plus de violence. Cette violence impose aussitôt son silence à celui qui est confronté. » (T.R.125)’

Le jour de l’accident, Meaume reçoit l’acide sur le visage. Vanlacre lui brûle « le menton, les lèvres, le front, les cheveux, le cou » (T.R.18) ; mais c’est la fille du juge électif qui est touchée « à la main ». « Elle hurle » (T.R.18). Meaume a perdu son visage, mais il continue son travail. Sa main n’est pas touchée. La main qu’il ne voit pas pendant toute sa vie lors de son travail, ne l’empêche pas de faire son œuvre d’art. Dans les passages où Quignard le décrit dans son atelier, au chapitre XLVI,

‘« il prenait sa pointe et gravait… »,
« Il composait debout, penché en avant, à demi couché sur la table»,
« Il tamponnait… »,
« Il noircissait au flambeau… »,
« posait la plaque de cuivre… »,’

et

‘« jetait l’eau forte… »,’

puis

‘« Il se mettait alors à caresser l’eau forte avec une plume de pigeon » (T.R.124-125). ’

La force physique que la gravure nécessite implique tout le corps, mais c’est la main qui va exécuter tout le travail. Le corps n’est là que pour lui accorder un support physique.

Ce qui semble le plus intéressant dans l’art de la gravure c’est son aspect progressif. L’objet d’art ne naît qu’après être passé par une suite de phases, une série de transformations. Or ces phases se distinguent par le type de travail de la main qu’elles requièrent. Chacune d’elles suppose un mouvement, une approche et une sensation différents des autres, et c’est au fil de leur succession que le graveur va être affronté à la perte comme part importante impliquée dans la progression du processus de création. Compte tenu de la violence du travail, la moindre petite erreur est difficilement réparable, comme nous l’avons souligné antérieurement. Il s’agit d’arracher par la pointe, de brûler par le feu et de jeter l’eau forte : la main expose l’objet d’art à ses limites. Elle détruit pour faire naître, l’expose à la perte pour le retrouver sous une nouvelle forme. La matière, après le passage par ces phases, ne garde plus sa noblesse primaire : Meaume l’a fait passer à l’état de ruines pour créer. Et le résultat est l’ensemble de ce qui reste : ce regroupement de parties de métal creusées, déchirées, rongées par l’acide ou brûlées par le feu.

La colère, la violence et l’isolement que nécessite ce travail vont éloigner Meaume des autres. Le fait de vouloir s’exprimer par le biais de son art ne traduit-il pas la conscience d’un défaut du langage humain ? Mais la finalité de ces phases où l’on pratique la perte, est un objet adressé aux gens. Meaume crée pour laisser un message à l’autre et communiquer avec lui. L’artiste choisit le silence et ne fait pas usage du langage, mais il trouve un autre moyen pour amorcer sa quête d’un échange : la main, pour Meaume le graveur, lui sert de langage, et c’est par elle qu’il a l’espoir d’engager un dialogue tactile et sensuel, visant non seulement à créer un objet d’art, mais aussi à permettre une rencontre humaine. Pour cerner ce langage gestuel et muet, nous allons essayer d’étudier les images de la main dans l’œuvre de Quignard.

Notes
164.

La première scène du film de Jacques Malaterre “à mi-mots”, sur Pascal Quignard, nous montre l’écrivain en train de brûler ses manuscrits. Le plaisir de brûler, de détruire, est le premier thème abordé dans le film pour associer l’acte créateur à sa part destructrice. Quignard cite Clovis : « « Incende quod adorasti » (Brûle ce que tu aimes) », Petits traités II, p.549.

165.

Selon Jung, la psychologie de l’acte créateur est à proprement parler une psychologie féminine. L’Ame et la vie, Buchet/Chastel, 1963, p. 219.

166.

Vie secrète, p. 58.

167.

Cette répétition dans la manière de graver est l’équivalent du refrain en musique. Même si Terrasse à Rome est le roman qui n’aborde pas directement le thème de la musique, indirectement il lui emprunte quelques techniques, comme celle de la répétition.

168.

Il explique à Jacques Malaterre : « On ne peut pas écrire en regardant sa main qui écrit. Je n’ai jamais vu ma main écrire. Donc si vous me demandez : - avez-vous écrit ? - je dis, je n’ai jamais écrit. – mais vous avez publié tant de livres ? – Peut-être, mais j’ai jamais vu ma main écrire. »

169.

Blanchot décrit ce côté immaîtrisable propre à la main : «La main se meut dans un temps peu humain, qui n’est pas celui de l’action viable, ni celui de l’espoir, mais plutôt l’ombre du temps, elle-même ombre d’une main glissant irréellement vers un objet devenu son ombre. Cette main éprouve, à certains moments, un besoin très grand de saisir : elle doit prendre le crayon, il le faut, c’est un ordre, une exigence impérieuse. (…) la maîtrise de l’écrivain n’est pas dans la main qui écrit, cette main « malade » qui ne lâche jamais le crayon, qui ne peut le lâcher, car ce qu’elle tient, elle ne le tient pas réellement, ce qu’elle tient appartient à l’ombre, et elle-même est une ombre. La maîtrise est toujours le fait de l’autre main, celle qui n’écrit pas, capable d’intervenir au moment où il faut, de saisir le crayon et de l’écarter. La maîtrise consiste donc dans le pouvoir de cesser d’écrire, d’interrompre ce qui s’écrit, en rendant ses droits et son tranchant décisif à l’instant », L’Espace littéraire, Gallimard, 1995, p. 19.