1. La main droite, la main tyrannique :

Souvent, dans l’œuvre, quand il s’agit d’évoquer la posture du corps dans une gravure, la main droite fait, plus que la main gauche, l’objet d’une description. Comme symbole de puissance, elle a toujours été synonyme du pouvoir, et nous en trouvons la trace chez Quignard, à travers l’identité des personnages mis en scène – tel Jupiter, dont « la main droite divine retient le rideau du lit » (T.R.127). Dans Le Sexe et l’effroi, nous trouvons « les mains de bronze » (S.E.108) de la Méduse, « la main droite » (S.E.187) de Chronos qui tient la faucille courbe pour trancher les partie génitales d’Ouranos, « la main droite » (S.E.189) de Médée qui cherche la poignée de l’épée pour tuer ses enfants, « la main droite » (S.E.201) de Méroé qu’elle introduit dans la blessure de Socrate pour fouiller au fond des entrailles et retirer son cœur. Décrivant la corpulence de l’empereur Tibère, l’auteur précise que « la main droite, (…) était faible » (S.E.44), comme si la faiblesse et le pouvoir se conjuguaient uniquement au niveau de la main.

Main de divinités ou d’assassins, elle tire sa particularité de son autonomie symbolique par rapport au reste du corps. On la voit souvent comme une partie incontrôlable obéissant à une force inconnue qui lui donne des ordres dépassant la conscience humaine. Fier de son art, Parrhasios dans Le Sexe et l’effroi,

‘« leva sa main droite et déclara : « les termes de l’art (technès termata), cette main les a trouvés. » (S.E.56)’

comme s’il était en dehors ou irresponsable de la création que sa main a produite. Cette liberté suscite, parfois, le désir de la séparer du reste du corps (« le gage d’une main » (T.R.94) d’Oesterer), de l’enchaîner (Vanlacre le fils se présente devant Meaume, son père, « les mains nouées dans le dos » (T.R.100)), voire de la trancher, comme dans les deux récits restitués d’Albucius, qui s’intitulent : « Les deux mains de Phidas, Phidias remissus amissis manibus » 170 et « Le soldat sans mains, Vir fotis sine manibus » 171 .

Mais le pouvoir tyrannique que la main droite peut représenter dans le rapport à l’autre, peut aussi s’exercer sur l’individu lui-même, au point de devenir même pour lui une source d’angoisse, peur de ce que la main peut accomplir. D’où vient cette volonté des créateurs de l’ignorer ou de ne pas la voir travailler, comme le souligne Pascal Quignard dans le film qui lui est consacré, et dans le roman à propos de Meaume. Symbole de pouvoir et source d’angoisse : ces deux images se retrouvent dans la main droite et divine de Jupiter qui appelle la main meurtrière de Médée ; de la même manière, la main créative de Meaume renvoie à la main liée de son fils Vanlacre ou à la main brûlée par l’acide de Nanni.

Quignard, à travers ces images, laisse entendre que le sublime est le voile de l’abject. C’est au niveau de la main que les actes s’accomplissent, c’est elle qui s’occupe de la trace, et de ce que les forces qui déchiquètent l’homme vont laisser comme preuve. Ce qui justifie l’angoisse et la peur que cet organe peut représenter, et qui va jusqu’à susciter le désir de le trancher, de le clouer ou de le brûler par l’acide. Mais vu de part cette double valence, la main ne s’exprime mieux qu’à travers les tentatives de la communication avec l’autre.

Car la peur du risque de la désobéissance de la main cache et révèle l’angoisse profonde de l’appel de l’autre. Ce signe de pouvoir, de force ou de faiblesse n’est que l’organe principal qui cherche à faire lien. Il est toujours en situation de demande, d’appel et de désir de communiquer. Le jour où Meaume et Abraham rencontrent par hasard une jeune religieuse, Abraham

‘« saisit sa main. La jeune religieuse la lui abandonna. (…). Elle rit. Aussitôt il lâcha sa main et ils se quittèrent. » (T.R.44)’

Le langage de la main exige la présence de l’autre en tant que destinataire des messages émis. Ainsi, le refus ou le désir de l’autre se conjuguent en elle, et nous font approcher du premier langage perdu, le langage tactile de la première enfance.

Notes
170.

Albucius, p. 15.

171.

Ibid., p. 16.