2. Le langage de la main :

Marie Aidelle, dans Terrasse à Rome, « contemplait la main de Meaume qui avançait » (T.R.51) ; « La main de Meaume était sûre » (T.R.51). Meaume, lui-même, réussit à identifier son fils Vanlacre, qu’il n’a jamais vu de sa vie, par « l’odeur merveilleuse (…) sur sa main. » (T.R.107). La main revêt ainsi des caractéristiques humaines. Elle peut être « caressée », « embrassée », « trempée de sueur » et « nue » - autant de traits qui se développent en présence d’autrui. Le langage de la main exprime, en ce sens, le désir de l’autre, et c’est ce qu’explique pourquoi, dans l’œuvre de Quignard, elle est fortement associée à la sexualité. Les gravures de Meaume en témoignent :

La Tentation de saint Antoine :

‘« le saint ermite se tient assis au-devant de la grotte, le sexe dressé dans sa main. » (T.R.80)’

Une gravure représente un inconnu dont

‘« la main droite sortant d’une manchette de dentelle tend ses doigts, l’index étant replié, vers un sexe d’homme violemment tendu juste devant le miroir où se reflète la chandelle qui les éclaire. » (T.R.81)’

Le médecin Marcello Zerra

‘« suggéra à la jeune épouse d’aider son mari à prendre la consistance du désir en se servant de tous les doigts de ses mains. » (T.R.86)’

Nanni Veet Jakobsz

‘« approche lentement sa main de la chemise qu’elle a posée sur la nudité du peintre afin de la dissimuler. Elle serre doucement puis elle empoigne au travers de l’étoffe le sexe qui se tend sous la chemise. Elle lâche brusquement le sexe qu’elle a durci. » (T.R.24)’

De la même manière cette association directe entre la main et le désir apparaît à plusieurs reprises dans Le Sexe et l’effroi. Citant Ovide dans le IIIe livre des Amours, Quignard rappelle son fiasco envers une femme :

‘« Doucement elle approchait sa main, le prenait dans sa main, le branlait (sollicitare) » (S.E.83)’

Comme s’il voulait nous affirmer que le désir, comme le suggère le médecin Zerra, se prend par la main 172 . Mais en même temps, la main peut refuser le désir de l’autre en cachant le sexe. L’une des huit extases selon Meaume, est la tapisserie des Gobelins montrant Ulysse « dissimulant son sexe au regard de Nausicaa qui tient une balle bleue à la main » (T.R.31) ; dans Le Sexe et l’effroi Quignard cite un passage du roman d’Apulée, où Photis se tourne vers Lucius :

‘« Elle se met nue, monte sur lui et, dissimulant avec sa main rose sa vulve épilée (glabellum femina rosea palmula obumbrans), lui crie : Occide moriturus ! (frappe à mort qui doit mourir !). » (S.E.89)’

Ce désir dont parle le médecin Zerra est celui d’entamer un dialogue avec l’autre. A maintes reprises, dans le roman, le lecteur éprouve la déficience du langage verbal face à celui, plus fort, de la main. Tout un dialogue mimique se développe alors entre les personnages pour laisser le lecteur comprendre ce langage. Quignard, dans ces passages, laisse champ libre à la main pour s’adresser à l’autre, sans chercher à traduire ni à expliquer ses gestes 173 . C’est le cas lors des tentatives de Meaume pour engager un échange avec Marie Aidelle, par exemple :

‘« Un jour sur la falaise il posa sa main sur son épaule. Aussitôt elle repoussa sa main. » (T.R.52)’

Plus loin, il répète vainement sa tentative :

‘« Elle pleurait. Il prit sa main. Elle retira aussitôt sa main. » (T.R.53)’

Soulignons l’insistance de l’auteur à répéter le terme de “main”, et la description des mêmes gestes. Comme s’il voulait attirer l’attention de son lecteur sur ce langage tactile et muet ! Avec Nanni Veet Jackobsz, un effort identique de Meaume aboutit, et la scène qui se déroule alors est éloquente sur le pouvoir de dialogue des mains :

‘« Alors il touche avec ses doigts timidement son bras. Elle glisse sa main dans ses mains. Elle donne sa main toute fraîche à ses mains. C’est tout. Il serre sa main. Leurs mains deviennent chaudes, puis brûlantes. Ils ne parlent plus » (T.R.13)’

La force expressive de tels moments permet à Quignard de souligner le défaut du langage humain, et de mettre en cause l’identité de l’individu en tant que sujet parlant. Ses héros cherchent pour s’exprimer et pour conduire leur approche de l’autre, un autre langage, loin du langage commun, plus proche de leur vérité en tant qu’individus.

Notes
172.

Dans d’autres livres de Quignard, on voit souvent cette association entre la main et le sexe de l’homme. Dans La frontière, Madame d’Oeiras émascule Monsieur de Jaume (La frontière, pp. 75-76), et dans Sur le jadis, Quignard raconte que le 28 mai 1607, le roi Henri IV « revenait de la chasse, entra dans la chambre de son fils âgé de cinq ans, dénuda tout à coup son sexe, le saisit sous les génitoires, le montra à son fils, disant : - voicy qui te fis que tu es. », Sur le .jadis, Grasset, 2002, p. 202.

173.

Dans Le nom sur le bout de la langue, Quignard représente ce langage de la main qui impose ou nécessite le silence absolu : « Brusquement, ma mère nous faisait taire. Son visage se dressait. Son regard s’éloignait de nous, se perdait dans le vague. Sa main s’avançait au-dessus de nous dans le silence.(…). Tout s’arrêtait soudain. Plus rien n’existait soudain », Le nom sur le bout de la langue. p. 55.