3. La main : la négation de l’identité du sujet parlant :

Repousser la main de quelqu’un ou la lui donner sont deux gestes qui traduisent ce que l’on préfère ne pas dire. Dès lors, tout ce que la main essaie de produire va porter la trace de cet appel de l’autre. Le dialogue sans paroles que le personnage quignardien essaye d’entamer avec autrui, à travers les gestes et les contacts de la main, signifie le retour à une certaine structure primitive où priment les sensations tactiles, et où soi et autrui se fondent dans une harmonie fusionnelle. Il s’approche donc de la première expérience d’après naissance, et effectue un retour en arrière à la recherche de l’être prélinguistique, l’in-fans, où les sensations tactiles ne sont ni filtrées ni séparées des autres, mais vécues dans leur totalité. Ces sensations ont été perdues lors de l’acquisition du langage. Mais l’expérience de la main permet de retrouver le monde où le sujet et l’objet ne se distinguent pas. La primauté accordée au langage de la main renvoie ainsi à des sensations fortes, enfouies à l’intérieur du personnage nostalgique du premier espace vital de la matrice utérine, et elle sert toujours à remédier à la première blessure immortelle de la séparation, qui ne se traduit dans aucun mot. Dans un entretien avec Nadine Sautel, Quignard souligne :

‘« Je n’aime pas le langage pour lui-même, mais en tant que transmission du ressenti. Or le langage (…) est pétri de conventions sociales. Je cherche un monde antérieur au langage oral, une sensorialité immédiate qui serait celle du monde utérin, une vraie communication. » 174

La main, dans l’œuvre de Quignard, raconte ainsi la perte initiale, tout en cherchant désespérément tantôt à la combler dans sa quête d’échange, tantôt à la reproduire dans le processus de création. Vouloir ignorer ou dépasser le langage humain, s’adresser à l’autre à travers des sensations tactiles ou lui laisser un message sous la forme d’une œuvre d’art sont les deux enjeux, les deux missions ou les deux visées de la main – qui portent l’une et l’autre la trace de la perte. Graver, écrire, composer sont alors des actes qui ne peuvent pas être compris par celui qui les produit, car sa recherche va en-deça et au-delà des formes produites, des mots écrits ou des mélodies composées. En multipliant la présence du symbole de la main, Quignard ré-insère discrètement dans toutes ses recherches le monde perdu des premières expériences.

Nous pouvons voir les choses sous une autre perspective. La recherche quignardienne du langage tactile n’est que la continuité de son opposition au langage, et de son affirmation selon laquelle ce dernier n’est pas le tout de l’expérience humaine. Il confie à Chantal Lapeyre-Desmaison :

‘« Nous ne sommes pas du parlant à qui il arriverait incidemment de se taire. Nous sommes du non-parlant qui parle. » 175

Et il poursuit :

‘« Notre âme est tout entière langue, mais nous ne sommes pas qu’âme. Nous ne sommes pas qu’occupation culturelle. De l’origine, de l’a-parlance, de l’abîme, du corporel, de l’animal, de l’insublimable persistent en nous. » 176

Le langage de la main qu’il cherche à élaborer est une façon de retrouver cette part du non-parlant en nous et de lui accorder le champ libre pour s’exprimer. La répétition des scènes et des gestes de la main n’est que la lutte contre l’oubli ou la perte de cette part du « non-parlant », le refrain gestuel ou tactile qui appelle sans cesse le silence profond gisant à l’intérieur de nous et luttant contre la tyrannie de la langue. Le langage de la main par lequel Meaume le graveur s’adresse à autrui n’est ainsi que l’autre face de la quête de l’origine, et de la volonté de recomposer un certain passé perdu. Si chaque gravure représente un fragment associé à une trace mnémonique cachée dans les profondeurs du créateur, graver devient un moyen de recomposer le passé et de transformer le réel pour s’approcher sans cesse davantage de l’objet de désir.

Notes
174.

« La nostalgie du perdu », Magazine littéraire, n° 412, septembre, 2002.

175.

Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 102.

176.

Ibid., p. 102.