III. Chapitre trois : L’œil :

« L’ivresse de savoir et le plaisir de voir pénètrent l’obscur et déplient l’intériorité des corps en surfaces offertes à l’œil. »
Michel de Certeau, L’Ecriture de l’Histoire.

« Voir, c’est maintenir l’objet à la bonne distance entre le désir et le danger : assez loin pour qu’il ne nous menace pas, mais à portée de la vue pour qu’il reste sous notre contrôle. »
Didier Anzieu, La Bisexualité dans l’auto-analyse de Freud : le rêve « mon fils, le myope. ».

« En mourant Narcisse plonge à l’intérieur du reflet de lui-même qu’il voit. Il rompt la distance que la vision permet et qui sépare le visible de la vision. Il s’enfonce dans l’image localisable au point d’en faire son tombeau. Le fleuve est sa mère qui s’avance. »
Pascal Quignard, La haine de la musique.

Quignard veut nous transmettre le regard de la fascination, qui ne se préoccupe pas de la chose regardée, mais qui cherche à trouver une issue à cette chose, à aller au-delà du “volume” qu’elle lui oppose 177 . On peut l’appeler regard interminable ou libre 178 . Souvent dirigé vers le perdu, vers l’insaisissable, il cherche à voir l’invisible.

Dans Terrasse à Rome, la référence aux images oscille souvent entre un titre en italiques accompagné de précision sur la manière de graver, et le texte qui décrit la gravure. Le titre joue le rôle d’un commentaire, tandis que Quignard provoque la perception visuelle à travers les passages exclusivement descriptifs qui invitent à construire l’image à partir du texte.

Dans Le Sexe et l’effroi, la représentation du détail d’une fresque contribue à encourager l’illustration et à compléter les images, souvent suscitées par la référence mythologique : chaque récit, mythe, ou rêve appelle une illustration, et quand l’auteur parle du regard, c’est généralement à propos de personnages mythiques : Méduse, Didon, Diane, Orphée, Persée, Narcisse, Psyché. Chacun d’eux appelle son histoire et son illustration, mais ils peuvent tous se réunir sous le thème du regard de l’interdit, du regard qui tue : celui de la fascination.

Dans l’avertissement au Sexe et l’effroi, Quignard réclame du lecteur un certain type de regard, mais il le place en même temps dans une perplexité qui se confirme au fil de la lecture. L’argument de l’écrivain commence ainsi :

‘« La reproduction sexuée aléatoire, la sélection par la mort imprévisible et la conscience individuelle périodique (que le rêve restaure et fluidifie, que l’acquisition du langage réorganise et enténèbre) sont une seule chose regardée en même temps. »
« Or, cette « chose regardée en même temps », nous ne pouvons en aucun cas la voir. »
« L’homme est celui à qui une image manque. »
« Qu’il ferme les yeux et qu’il rêve dans la nuit, qu’il les ouvre et qu’il observe attentivement les choses réelles dans la clarté qu’épanche le soleil, que son regard se déroute et s’égare, qu’il porte les yeux sur le livre qu’il tient entre ses mains, qu’assis dans le noir il épie le déroulement d’un film, qu’il se laisse absorber dans la contemplation d’une peinture, l’homme est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit. » (S.E.10)’

Ainsi, dès l’avertissement Quignard inscrit le regard dans le registre de l’impossible et de l’incompréhensible. Ce que le regard cherche est inaccessible et ce qu’il regarde est incompréhensible. Comme exemple, l’auteur parle despatriciennes représentées sur les fresques :

‘« Elles se tiennent immobiles, le regard latéral, dans une attente sidérée, figées juste au moment dramatique d’un récit que nous ne comprenons plus. » (S.E.11)’
Notes
177.

Pour Georges Didi-Huberman, « la vision se heurte toujours à l’inéluctable volume des corps humains », Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1992, p. 10.

178.

Philippe Quéau, dans « Les Communautés virtuelles ou l’é-vidence de l’Autre », souligne que le regard est « un fil d’Ariane », voir, Mario Borillo et Anne Sauvageot, Les cinq sens de la création, Art, Technologie, Sensorialité, Champ Vallon, coll. milieux, 1996, p. 205.