1. La dénudation :

La dénudation, chez Quignard, est souvent lente et partielle. La lenteur et la partialité signifient une attente où se joue une séduction manipulatrice, qui est une forme d’appel à l’autre. Dans Le Sexe et l’effroi, il s’explique :

‘« Les fresques romaines représentent fréquemment la dénudation sans fin du sexe invisible d’une femme endormie. A l’instant où la femme tourne le dos, il est possible que la femme croit qu’elle se dérobe mais ce signe de refus est aussi le signe animal de passivité sexuelle, de la soumission. Sur ces deux types de fresques, il s’agit toujours de la furtivité d’un don qui ne donne rien, soumis à un rythme perpétuel de proximité et d’éloignement, de présence et d’absence. » (S.E.130)’

Ainsi, comme nous l’avons déjà souligné à propos du « corps morcelé », le regard ne rencontre jamais un corps complètement nu. La nudité est souvent accompagnée d’un support qui produit la lenteur et la partialité, de sorte que, bien que sensée être destinée à l’autre, elle ne peut jamais être saisie par son regard : ce dernier est condamné à un état de demande ou d’attente, avec le double risque de la satisfaction ou de la déception.

Examinons maintenant le texte pour interroger la part visible de la nudité qu’il donne à voir.

Dans Terrasse à Rome, des parties du corps sont en « rythme perpétuel de proximité et d’éloignement » (S.E.130), selon les termes de l’auteur. Elles cherchent sans cesse à se dissimuler derrière un support ou à ne faire qu’une brève apparition. Ce support peut être une étoffe :

‘« Marie remit l’étoffe sur son sein. » (T.R.73)’

une chemise : Meaume « est nu », Nanni

‘« ne convoite pas sa nudité. Au contraire, elle jette une chemise sur son ventre. » (T.R.23)’

puis

‘« Elle approche lentement sa main de la chemise qu’elle a posée sur la nudité du peintre afin de la dissimuler. » (T.R.24)’

une robe :

‘« Elle a remonté sa robe sur ces deux genoux. » (T.R.49)’

un gilet :

‘« Le personnage, la tête dans l’ombre, porte un gilet de taffetas noir déboutonné qui laisse voir l’anatomie très belle.(…). Toute la lumière, dont on ne voit pas la source, est portée sur le ventre et les partie naturelles en violent turgor. » (T.R.88-89)’

un rideau :

‘« Juste au-dessus des parties génitales d’Antiope, le dieu de l’Olympe avance la tête. Il regarde le sexe de la jeune femme merveilleuse. La main droite divine retient le rideau. » (T.R.127)’

une ombre : « Héro presque nue »,

‘« un sein tombant dans la lumière » (T.R.90)’

Ou encore toute la gravure de Meaume se cache derrière le « vernis à remordre » qui « doit présenter la consistance du miel en hiver » (T.R.37). Meaume s’y dessine souvent lui-même « cachant son visage défiguré sous un grand chapeau de paille » (T.R.41). Parfois elle nous montre des parties du corps emboîtées ce qui contribue à la dissimulation de certains membres par d’autres :

‘« Manière noire. Personnages vus de face (…), l’un agenouillé, l’autre assis.(…). Le ventre est nu et ce qui en déborde est en partie enfoui dans la bouche de la jeune femme délicate. » (T.R.127)’

Le Sexe et l’effroi nous présente d’autres types de support. Nous y trouvons des serrures ou des trous :

‘« Le comte de Lusignan, portant son œil unique de voyeur au trou de la paroi en plomb voit Mélusine nue dans sa cuve : elle disparaît sous forme d’un poisson. » (S.E.281)’

des portes ou des fenêtres :

‘« La fenêtre qui donne sur le jardin doit être angusta (étroit). Angoisse est ce qui serre la gorge. La beauté est centripète. Toute beauté rassemble en îlot, en entité insulaire, atomique, se dissociant du regard qui la contemple. Les encadreurs sont des faiseurs de frontières. C’est faire un lieu sacré. La fenêtre comme le cadre fait un temple d’un morceau du monde. La fenêtre fait le jardin comme le cadre intensifie la scène qu’il esseule. Les formes cherchant l’isolement dans le cadre provoque le recule interminable de celui qui s’approche pourtant lentement, pas à pas, vers elles.» (S.E.72)’

ou l’ « Anasurma » :

‘« Le soutien gorge, qui se dit en grec strophion et en latin fascia, est lié de ce fait au fascinum des hommes. Sous le voile de ce tissu non cousu étaient dissimulées des bandelettes de cuire de bœuf qui comprimaient les mamelles. » (S.E.88)’

ou encore le premier objet magique, la « Kunéè » :

‘« ( le bonnet en peau de loup du dieu des morts qui rend invisible parce que la mort « encapuchonne » de nuit les vivants ).» (S.E.110)’

En multipliant les obstacles dans le champ visuel, Quignard relève les objets regardés vers le domaine sacré. Tout paraît ainsi comme interdit et/ou impossible.

Cette constance à dissimuler toutes les parties du corps, a deux effets. D’un côté, elle installe un jeu de voilement et de dévoilement, qui manipule quelque part le désir du lecteur :

‘« La scène érotique la plus obsédante sur les fresques est le dévoilement » (S.E.134)’

De l’autre côté, tous les personnages présentés sont soumis à la force de désir de voir. Car la dissimulation permanente propose deux attitudes : soit la partie cachée va être finalement dévoilée afin de satisfaire le désir de regarder ; soit la dissimulation va être maintenue et risque d’envahir tout le reste du corps. Dans les deux cas, c’est le regard de l’autre qui est concerné : il est soumis à cette partie dissimulée ou furtivement dévoilée :

‘« La scène qui fait le centre des mystères est le dévoilement du phallos (l’anasurma du fascinus) » (S.E.134)’

Dans Terrasse à Rome, Quignard précise à propos de son personnage : « Meaume aurait été la nature, il n’aurait fait que les éclairs(…). Ou la nudité dévoilée par hasard sous l’étoffe. » (T.R.33). Ainsi, toute nudité est souvent calculée par le temps. Elle doit être conçue en tant que saisissement pour accentuer le trouble qu’elle provoque, et qui prend, chez Quignard, une proportion plus importante que la nudité elle-même. Il est le résultat de l’association de la nudité et du temps.

“L’apparition hasardeuse” convoitée par Meaume ou “la furtivité du don” du sexe invisible de la femme sur les fresques romaines signifient en outre la crainte que le regard implique ou traduit. Elle se lit à travers les différents types de regard que nous pouvons rencontrer dans l’œuvre de l’auteur, et qui restent toujours associés au même trouble et à la même crainte suscités par la nudité.

Nous pouvons classer les types de regards qui se présentent dans l’œuvre de Quignard en deux catégories : regard mythique ou orienté, et regard fixe.

Le regard mythique réfère évidemment à l’ensemble des mythes et des contes cités par l’auteur, et qui ont comme thème principal le regard : le regard gorgonéen de la Méduse, le regard de Narcisse, le regard de Psyché, le regard de Diane et le regard de Médée. Le regard orienté se rapproche du registre mythologique : regard frontal et regard en arrière sont tous deux interdits, et ils rejoignent en cela les mythes de Persée, de Narcisse et d’Orphée.

La deuxième catégorie est celle du regard fixe : le regard de l’effroi, de la fascination, de la mort, ou encore de l’envie. Là encore, c’est le registre de l’interdit qui les caractérise, même s’il ne se fonde pas, directement ou indirectement, sur une fable mythologique.

L’apparition hasardeuse et le regard de l’interdit caractérisent tous deux un refus de tout voir ou une peur qui s’associe au désir de voir. Cela justifie en quelque sorte la présence permanente du support matériel pour la vision, afin que celle-ci ne soit pas totale. Le champ du visible ne se révèle pas gratuitement au regard, il faut qu’il y ait quelque chose qui le suspende. Le regard, chez Quignard, est ainsi voué à la perte de son objet, car le réel est, selon lui, frappé d’invisibilité :

‘« Le latin incertus traduit le grec adélos (invisible). Immontrable, invisible est le réel. Invisible est le tissu atomique du monde. » (S.E.65)’

Du point de vue de celui qui regarde, il y a un désir ou un refus de voir. Mais celui qui est exposé en train de se dénuder a, lui aussi, le droit d’accepter ou de refuser son exhibition devant le regard de l’autre. La nudité partielle, qui attire le regard, doit donc être également considérée du point de vue de l’“objet” du regard, et s’apprécier en termes de pudeur ou de manipulation.