2. La pudeur :

La dénudation partielle pourrait être interprétée comme une traduction de la pudeur, conçue à l’opposé de la« nudité dévoilée par hasard » (T.R.33) d’une région du corps, que Quignard a souvent souligné. La pudeur peut représenter la rencontre du regard avec ses limites : le vrai et le faux, et en même temps elle est le lieu de rencontre de la chair avec la parole : elle dit que la chair est touchée par un autre et qu’à ce titre, elle est corps de désir. Dans Terrasse à Rome, la rencontre des amants est souvent mise sous le signe de la pudeur :

‘« La première fois qu’il dévêt la fille du juge électif de la cité de Bruges, cela a lieu dans la maison de Veet Jakobsz. Il s’agit d’une maison ordinaire de bourgeois qui donne sur un canal. Ils mettent le plus loin qu’ils peuvent d’eux la bougie. A la lueur de la bougie, leur embarras est réciproque, puis leur audace comparable, leurs nudités entièrement révélées, leur joie subite, leur faim presque immédiatement renaissante. » (T.R.15-16)’

Le passage rend visible sous la forme d’une retenue ce qui a été invisiblement touché dans l’interrogation d’un regard. Une seule bougie éclaire la première rencontre nocturne des amants. L’auteur précise : « Ils mettent le plus loin qu’ils peuvent d’eux la bougie. » (T.R.15), ce qui signifie un éclairage faible qui met en doute la découverte “entière” de leurs nudités. Le lecteur peut s’interroger sur la part de l’ombre impliquée dans une telle mise en scène : s’agit-il de la découverte d’une nudité visuelle ou bien d’une nudité tactile ? Nous pouvons imaginer la scène comme une gravure à la manière noire où toutes les formes semblent sortir de l’ombre. Le doute concernant la validité de la scène se déclenche surtout lorsque l’auteur associe cette nudité à la faim insatiable de désir et à la joie subite qui, selon l’auteur, “aveugle”. Car dans Le Sexe et l’effroi, Quignard précise que

‘« Le plaisir rend invisible ce qu’il veut voir. » (S.E.254)’

et que

‘« La jouissance arrache la vision de ce que le désir n’avait fait que commencer de dévoiler. » (S.E.254)’

Vouloir submerger les corps dans le noir avec le faible éclairage d’une bougie signifie mettre les personnages dans une demande discrète d’entrer dans un processus de symbolisation. Tout semble se transformer en une apparence qui inspire au regard l’espoir d’autre chose que ce qu’il voit. C’est le sens de la phrase de Meaume lors de sa discussion avec Claude Gellée dit le Lorrain :

‘« Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. » (T.R.39)’

Parfois il suffit de montrer cette apparence avec tous ses détails et parfois

‘« La brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafles du vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu. » (T.R.39)’

Meaume cherche le réel impossible de la présence dans toute réalité représentée. Dans ce processus de symbolisation il y a un climat de confiance qui s’installe avec l’espoir d’une révélation progressive de vérité. Cela marque le conflit entre la vérité qui parle et l’image qu’on voit, entre le nom et l’image. Espérer autre chose que ce que l’on voit est, dans un autre sens, douter des signifiants qui s’associent aux signifiés, mettre en cause le nom que portent les objets. Par conséquent, les objets, les choses et les signifiés se “dénudent” devant le regard en se détachant du poids du langage qui les enferme. L’auteur crée ainsi un univers qui vise à se détacher du harcèlement du langage, un “univers nu”, un “univers vrai” : un “univers sans langage”.

Quignard a expliqué ce conflit dans une scène où Nanni « empoigne au travers de l’étoffe le sexe qui se tend sous la chemise » en disant à Meaume :

‘« J’aimais l’ancien visage. » (T.R.24)’

Elle cache ce qu’elle peut voir en exprimant son désir de voir autre chose que la chose vue. La complexité de la scène réside dans le fait qu’elle cache ce qui est visible – le sexe - pour l’imaginer autrement ou tout simplement pour l’apprivoiser, et elle exprime son espoir de revoir le visage perdu. Ainsi le visage brûlé de Meaume se transforme en un masque renvoyant à l’ancien visage, qui, lui, fait désormais partie du registre de l’invisible. Donc, il y a toujours un espoir de le dévoiler. Nanni, dans ce geste, réduit le talent de Meaume, son savoir, son phallus, son nom, par un glissement de signifiant en un seul objet de désir : le visage perdu à jamais, avec aucun risque de le retrouver. Elle n’aime plus que dans le langage, elle aime un mot : “l’ancien visage”.

Meaume, au début du roman explique qu’il aime Nanni, la fille de Jacob Veet Jakobsz, orfèvre dans la cité de Bruges. Il n’aime que le mot qui représente la chose qui représente quelqu’un : le nom de Nanni. Nous remarquons que ce nom est souvent accompagné du nom de père, de son métier et du nom de la ville où il l’exerce. Nanni est rarement prononcé seul, comme c’est le cas de Marie Aidelle. Nanni continue d’exister dans l’univers de Meaume après leur séparation. Meaume continue d’aimer ce nom même quand le corps n’existe plus. Nous remarquons que lorsqu’il avait la chance de revoir le corps, il le fuit. Voir Nanni dans le réel ne lui représente plus rien. Dans ses derniers jours, l’auteur précise que Meaume « se met à parler tout à coup à une morte. Il prononce le nom de Nanni » (T.R.114). Donc, le nom de Nanni cesse d’“appeler” la personne, il cesse d’être symbolique, car il ne fonctionne plus en tant que “lien”. Il y a une chosification du langage qui s’effectue dans une telle démarche. Ainsi le nom de Nanni ne fait plus lien entre les personnes, mais il procure de la jouissance. Le nom devient l’objet de désir de Meaume, un nom privé de son caractère du langage. Cette perte du symbolique du langage est analogue à un désir de fusionner avec le corps de l’autre.

De même, lorsque le fils Vanlacre égorge son père, Meaume, il le prive de ce pouvoir du langage qui l’habite. Il le ramène, ainsi, à l’état de l’in-fans, du non-parlant, pour briser cette chaîne des signifiants à l’intérieur de laquelle les sujets se conçoivent. La perte de la voix est le signe de ce processus de symbolisation qui décoince le lien univoque et fatal qui s’est établit entre les signifiés et leurs signifiants.

Dans ce processus de symbolisation, Quignard met la lumière sur le conflit intérieur que le regard peut refléter. Il s’agit de savoir sur quelle impossibilité le regard bute : celle du visible qui ne peut pas être vu entièrement, ou celle de l’invisible qui ne veut pas se montrer entièrement ? de la vérité qui ne peut pas se dire toute, ou du mensonge qui ne veut pas se dire ; c’est l’“illumination” que confesse la première et la peur de la lumière que trahit la seconde 179 .

Dans Le Sexe et l’effroi, ce conflit devient la source de la peinture des fresques :

‘« Toute l’Antiquité répéta comme un seul homme la cause de l’admiration qu’elle lui portait : c’étaient les deux yeux de Médée. Ce regard était, paraît-il, une merveille. Le bord de la paupière était « enflammé » la colère était marquée dans le sourcil. La pitié était dans l’œil humide. » (S.E.199)’

Ce regard de Médée adhère à l’invisible, où son âme se transporte. Il ne voit plus ce qui se présente dans le champ de la vision. Médée ne regarde plus ses enfants qu’elle va tuer, mais elle regarde l’invisible qui prend forme dans le visible. L’univers, selon les personnages de Quignard, se transforme ainsi en un réseau de signes non articulés entre eux par leurs signifiants. Nous pouvons constater ce résultat à travers la définition que Quignard attribue à Parrhasios :

‘« Ce « sophiste du visible », cet illusionniste, ce nouveau Dédale dont le métier était l’apparence trompeuse… » (S.E.54)’

De la même manière, dans Terrasse à Rome, nous trouvons des discussions entre Meaume le graveur et Claude Gellée le Lorrain concernant l’apparence du monde et le mensonge. Meaume souligne que « Procurer un sens à ce qu’on aime, c’est mentir. » (T.R.66). Procurer un sens n’est que le souci de trouver un signifiant dans les signes éparpillés de ce monde. C’est vouloir attacher chaque signe à un signifiant précis, donc forcer le monde à rentrer dans un processus de classification mensongère et gêner la démarche libre du processus de la symbolisation. Car ce dernier est en changement permanent, dans un éternel mouvement. Transformer le monde en une apparence trompeuse signifie la liberté de choisir et de changer les signifiants. Espérer autre chose dans ce qu’on voit est assumer le risque permanent de transformer cet “autre chose” ou de le perdre - d’où le concept de la recherche prend son sens :

‘« Chaque chose à voir, si étale, si neutre soit-elle d’apparence, devient inéluctable lorsqu’une perte la supporte – fût-ce par le travers d’une simple association d’idées, mais contraignantes, ou d’un jeu de langage -, et, de là, nous regarde, nous concerne, nous hante. » 180

Si nous voulons traduire ces arguments en termes de pudeur, nous pouvons souligner qu’un certain jeu érotique s’installe au moment où la personne refuse de dévoiler la partie du corps ou l’objet que le regard de l’autre guette. Cet objet reste toujours le maître de ce jeu que nous pouvons appeler une “exhibition manipulatrice”, qui met souvent l’autre partenaire dans une position de perte ou de réussite, de ne pas voir ou de voir ; quelque chose qui correspond à la formation du sujet sexuel :

‘« Le sujet sexuel, surtout le sujet masculin, perd tout (l’érection dans la voluptas, l’élation dans le taedium, le désir dans le sommeil). » (S.E.336-337)’

Chercher tire son plaisir dans le fait de ne rien trouver : c’est ce qui donne une légitimité à la quête éternelle de la plupart des artistes ou des créateurs. Avec ces arguments, nous retrouvons la perte caractéristique du regard, telle que Quignard l’a précisée dans l’avertissement du Sexe et l’effroi:

‘« L’homme est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit. » (S.E.10)’

L’homme quignardien est hanté par ce regard voué à la perte de son objet regardé. Mais en même temps, il a besoin de se regarder dans les yeux de l’autre qui va lui refléter sa propre image. L’autre qui le détermine en tant que sujet de désir, peut être un juge impitoyable. D’où naît le regard de la jalousie. Selon Merleau-Ponty,

‘« Dès que je vois, il faut (…) que la vision soit doublée d’une vision complémentaire ou d’une autre vision : moi-même vu du dehors, tel qu’un autre me verrait (…). » 181 .
Notes
179.

Merleau-Ponty souligne : « C’est avec mes yeux que j’arrive à la chose vraie », Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 23.

180.

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 13.

181.

Le visible et l’invisible, Op. cit., p. 177.