3. La jalousie dans le regard :

Dans Blasons anatomiques du corps féminin, Quignard souligne que « nous ne cessons de mettre à nu des parties plus secrètes et nous les comparons avec avidité. » 182 . Dans Terrasse à Rome, l’une des gravures de Meaume nous montre Antiope, la fille du roi de Thèbes, allongée sous le corps désirant de Jupiter, son visage « empreint d’horreur » (T.R.126) et

‘« elle a dans le regard quelque chose de la jalousie de Nyctée. » (T.R.127)’

Qu’est-ce qu’un regard de jalousie ?

Si nous revenons à toutes les formes de regard que Quignard nous a exposées à travers son œuvre, nous remarquons qu’elles ont toutes en commun le fait que celui qui regarde va voir quelque chose qui va l’obliger à faire un retour sur soi. C’est l’une des versions des légendes de Narcisse : « la fascination meurtrière » :

‘« Ce que tu recherches n’existe pas. L’objet que tu aimes, tourne-toi et tu le perds. Le fantôme (umbra) que tu aperçois n’est que le reflet (repercussio) de ton image(imago). » (S.E.279)’

Nous voudrions partir de cette idée du fantôme qui n’est que le reflet de soi. Le regard de la jalousie, qui suppose la présence de l’autre, la sortie hors de soi, se tourne vers celui qui regarde et devient une interrogation portée vers l’intérieur 183 . L’autre disparaît, après avoir mis le sujet sur la piste d’un questionnement afin que la communication se fasse entre ce sujet et lui-même. Le regard de la jalousie est celui de la fascination, celui du regard dans le miroir, qui figure aussi parmi la liste des regards interdits. Car le monde de la jalousie, selon Lagache, est « le monde personnel du jaloux » 184 .

Médée, dans la fresque de la maison des Dioscures à Pompéi, ne regarde plus ses enfants, qui sont en face d’elle ; mais elle s’interroge sur cette force qui la saisit. Comme Narcisse, elle se regarde. C’est un regard qui se détache de la fausse apparence du monde et qui se met en retrait. C’est le regard d’un monde qui vit la perte de la présence de l’autre et le conflit intérieur qu’une telle attitude provoque :

‘« Le grand peintre était celui qui rendait sensible à l’intérieur du personnage figuré la lutte entre le caractère et l’émotion. » (S.E.58)’

Tel est le sens de l’avertissement qu’Eros adressait à Psychè concernant son corps :

‘« Non videbis si videris (Tu ne le verras plus si tu le vois). » (S.E.281)’

Ainsi le regard de la jalousie est associé à la perte. Il est le regard destructeur de la fascination, et engendre le besoin de créer, pour ne pas devenir meurtrier. Meaume souligne :

‘« Je pense que toute ma vie j’ai été jaloux. La jalousie précède l’imagination. La jalousie, c’est la vision plus forte que la vue. » (T.R.100) ’

Quignard définit la peinture en tant qu’anachorèse. Elle retire du monde, comme l’anachorèse sexuelle : « C’est autant une inhibition de la répugnance qu’une soustraction à la proximité violente » (S.E.73). Le regard de la jalousie est le regard meurtrier mais créateur de la fascination qui se déclenche à travers la “dénudation” de l’autre, mais qui se concrétise dans sa perte. C’est le regard hanté par l’invisible. En dénudant des parties secrètes pour les comparer, comme le suggère Quignard, ce n’est plus de l’autre qu’il s’agit, mais de soi. C’est le regard de l’interdit qui aveugle. C’est l’image de l’homme en tant que« regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit » (S.E.11) : c’est l’homme en état de perte.

Nous pouvons imaginer qu’il s’agit du regard propre des créateurs : au moment où un regard aveugle cesse d’aller vers des objets extérieurs et se retourne sur soi, le drame personnel de l’être se déclenche, et c’est le moment fatal qui annonce un détournement dans la vie. Selon Ovide, c’est l’instant de mort de Narcisse, car « Nul ne détient son propre secret » (S.E.339). Quignard l’annonce en d’autres termes en soulignant qu’ « il ne faut pas se connaître. Tout ce qui dépossède de soi est secret » (S.E.339).

Il nous semble intéressant de souligner que ce regard, que Quignard ne cesse de détailler à travers son essai, est un regard qui se développe dans l’annihilation de l’espace. Le proche ou le lointain se confondent dans un moment de suspension qui met celui qui regarde dans une zone dépourvue de toute caractéristique spatio-temporelle. Le lecteur ressent que l’objectif de l’essayiste et le sens de sa recherche se dirigent au-delà de tout ce qu’il lui donne comme argument ou analyse de vision. Le livre devient ainsi ce moment hors de temps, hors d’espace, qui cherche à faire basculer le lecteur dans cette zone suspendue, cet « instant de mort », pour qu’il recherche, lui aussi, la vision au-delà des choses vues.

Mais ce regard qui annihile l’espace peut représenter un danger dévastateur. Il touche directement sans laisser à l’autre un moyen de se protéger. Dans ce registre, nous nous éloignons de la capacité humaine d’accepter ou non de voir ou d’être vu, de maintenir une forme de frontière qui sépare et distingue le sujet voyant et l’objet vu. Car pour celui qui l’utilise autant que pour celui sur lequel il se pose le regard est menace. Il fouille, pénètre, agresse, trahissant le désir de qui le porte, faisant peser le danger d’être possédé sur celui dont il capte l’image. Quignard souligne que

‘« Les anciens Romains étaient terrifiés par l’opération même de voir, par la puissance (l’invidia) que pouvait jeter le regard en face. Chez les Anciens, l’œil qui voit jette sa lumière sur le visible. Voir et être vu se rencontrent à mi-distance – comme les atomes du regard et les atomes du jardin se rencontraient sur le rebord de la fenêtre étroite dans l’anecdote de Cicéron et de l’architecte Vettius Cyrus. » (S.E.114) ’

Les Romains avaient la hantise de la fascination, « de l’invidia, du mauvais œil », ils vivaient avec l’espoir d’une protection contre le mauvais regard. Il étaient entourés de signes et de croyances qui les aidaient à se défendre contre ce pouvoir invisible.

‘« Les regards traînaient sur toute chose et sur tout être laissant une marque, jetant une invidia (hostilité, haine), contaminant toute chose de leur poison, lançant un sort de stérilité et d’impuissance. » (S.E.75)’

De tout ce qui précède, retenons surtout que l’invisible entoure la vision de l’homme et que les choses vues sont vouées à leur perte, c’est-à-dire à leur plongée dans l’invisible. Mais en même temps cet invisible réside dans l’être lui-même. Il constitue la partie cachée et incompréhensible que chacun porte en lui au moment où il commence à regarder le monde extérieur. Dans ce sens, l’image que l’homme, chez Quignard, cherche à voir derrière tous les objets vus, n’est que celle qu’il porte en lui depuis sa naissance. C’est le regard sur l’invisible qui est en lui. Dès lors, le seul objet digne d’être décoré, peint, enluminé, est précisément celui dont la fonction consiste à arrêter le regard, à empêcher qu’il aille plus loin. On peint pour exprimer notre manque, notre déception de ne pas pouvoir regarder l’invisible, et notre désir d’aller, au-delà des choses vues, vers la scène qui nous tourmente.

Notes
182.

Op. cit., p. 141.

183.

Selon Michèle Montrelay : « Il n’y a pas de situation qui nous branche plus directement sur l’inconscient que la situation de Jalousie », in L’écriture de la jalousie, Frédéric Monneyron, Ellug, université de Stendhal, Grenoble, 1997, p. 10.

184.

Ibid., p. 11.