4. Le regard de l’invisible :

Qu’en est-il du sens de la perte pour le regard ? Qu’est-ce que l’invisible ? qu’est-ce que l’homme cherche à y voir ?

Quignard, dans Le Sexe et l’effroi nous retrace ce parcours du visible à l’invisible, et distingue les étapes qui mènent à la perte de la vision :

‘« D’abord la peinture représente ce qu’on voit. Ensuite la peinture représente la beauté. Enfin la peinture représente to tès psuchès èthos (l’éthos de la psychè, l’expression morale de l’âme, la disposition psychique à l’instant crucial). » (S.E.53)’

La peinture représente d’abord ce qu’on voit, et qu’il appelle fausse apparence, illusion. Ensuite vient la beauté : c’est ce que nous avons rencontré dans le corps morcelé, où s’assemblent plusieurs parties de corps appartenant à des personnes différentes. Enfin il s’agit de mettre en scène le conflit intérieur qui saisit le personnage représenté dans l’instant de l’effroi ou de la fascination, et c’est le regard de la perte. Or cet acheminement que l’auteur décrit se manifeste en tant qu’entreprise de dévoilement, car il l’associe souvent, dans Le Sexe et l’effroi, à des pratiques sexuelles :

‘« La scène érotique la plus obsédante est le dévoilement. » (S.E. 134). ’

Dès lors, le dévoilement provoqué par le désir érotique est aussi l’accès à la possibilité de voir tout ce qui est caché. Dans ce sens, la vision est un aboutissement, dans tous les sens que comporte ce terme : gain ou perte 185 . Il s’agit bien de la représentation de l’invisible, de ce regard tourné vers soi à la recherche de quelque chose de perdu, de quelque chose d’invisible. Et le retour en arrière qui s’opère par la peinture coïncide avec le retour à la source qui hante le personnage quignardien. Ainsi, l’écriture ne semble pas tant décrire le visible, que décrire le processus selon lequel, derrière le visible, se cache l’invisible. Plus exactement, le visible doit être cerné, creusé, expliqué, de façon à faire apparaître la signification ou la figures cachées. Une hiérarchie s’établit entre la description du visible, et l’explication, le dévoilement de l’invisible. C’est pourquoi l’auteur définit la peinture romaine comme

‘« la montée du visible vers l’invisible » (S.E.53)’

Il s’en explique :

‘« J’ai commenté le fragment 21 d’Anaxagore qui disait : Opsis adèlôn ta phainomena (Les phénomènes sont le visible des choses inconnues). Hippocrate (Du régime, I, 12) l’expliquait de la sorte : « Par ce qui est visible, l’homme connaît l’invisible. Par le présent, il connaît le futur. Par ce qui est mort, il connaît ce qui est vivant. Un homme s’unissant à une femme a engendré un enfant. Par ce qui est visible, il connaît que l’invisible sera tel. La raison humaine (gnômè anthropou) étant invisible (aphanès) connaît ce qui est visible (ta phanera) et passe de l’enfant (ek paidos) à l’homme (es andra). » (S.E.202-203)’

De cette explication, nous constatons que le regard de l’homme se dirige vers l’invisible que représente l’avenir. Mais une fois arrivé à cette représentation de l’invisible, l’homme va se diriger vers l’invisible qui est en lui. C’est-à-dire, il va passer de l’invisible imaginable, qui sont les représentations de l’avenir : «Par le présent, il connaît le futur. » , pour aller vers l’invisible inimaginable, l’impossible à voir : c’est la scène première :

‘« La scène première est invisible, inaccessible. Nul n’y a accès puisque dix mois lunaires l’en distancent à jamais. Aucun homme ne peut entendre le cri à l’instant où la semence qui le fait s’épanche. Lors de ce cri, cette semence est encore hasardeuse. La scène invisible est toujours inventée. Elle est la mise en scène des éléments disjoints et individualisés qui lui succèdent. Elle est ce qui donne forme à l’informe, ce qui procure une image de l’absence d’images, une représentation de l’irreprésentable entrée en scène, ou entrée en matière, avant l’origine, avant la conception et avant la naissance. » (S.E.226-227)’

C’est en ce sens qu’il faut comprendre que les corps, qui s’étreignent, recherchent le regard qui se dirige vers l’image invisible. Dans la gravure de Meaume que nous avons commentée, Quignard souligne qu’au moment où Antiope est sous le corps désirant de Jupiter, « elle a dans le regard quelque chose de la jalousie de Nyctée » (T.R.127). Or Nyctée n’est que le père qui l’a conçue. Elle a dans son regard cette volonté de rejoindre la scène originaire qui l’a faite. C’est le supplice de Meaume quand il s’approche de Marie pour l’aimer : « Je vous en prie, ne baissez pas les yeux » (T.R.73). Il semble intéressant de remarquer l’état de supplication de Meaume. Il a besoin d’être fasciné pour rejoindre la vision qui le tourmente, et qui est dans un état permanent de perte : la scène originaire. Selon Quignard, « il y a toujours un enfant derrière la porte de la chambre secrète ( de la chambre à « coucher », de la chambre « mystique ») à l’écoute de ce qu’il ne peut voir » (S.E.337). Ainsi s’éclaircit la présence de Nyctée dans le regard de sa fille Antiope. Ce “quelque chose” que Quignard ne cherche pas à élucider peut renvoyer à la chambre secrète derrière laquelle Antiope a attendu, écouté, et rêvé de voir.

C’est le regard frontal que la peinture romaine évite, le regard de l’interdit qui tue. Regarder la scène originaire c’est mourir. La violence que provoque le regard réside dans ce retour très lointain. A la différence des autres organes, le danger de ce que l’œil cherche à voir inclut la disparition. Ce n’est plus la période de la fusion entre deux personnes telle que nous l’avons rencontrée dans nos analyses antérieures ; ici, avec l’œil, il y a un appel à une tierce personne : le père qui rentre pour former le triangle de la jalousie. Le regard frontal, le regard fatal, « entraîne la persévération de l’incident qui a déclenché l’enchaînement catastrophique du destin (le coït originaire). » (S.E.339)

La scène originaire va ainsi prendre plusieurs formes pour tourmenter l’être quignardien. L’une d’elles est le regard du fascinus. Le sexe masculin renvoie à la scène invisible qui a eu lieu et que l’homme cherche à rendre visible. Le fascinus qui arrête le regard n’est qu’un appel - celui du regard de Nyctée dans les yeux d’Antiope - tourné vers l’origine. Le désir de l’autre, chez Quignard, est une tentative de jeter un pont vers une zone identifiée, mais vouée à la perte, car, selon lui, l’homme ne peut pas être dans une situation permanente de désir, et la jouissance « arrache la vision de ce que le désir n’avait fait que commencer de dévoiler. » (S.E.254).

Ce regard de l’interdit, ou la recherche pour voir la scène originaire, Quignard l’associe à la vision du phallos, du fascinus qui « arrête le regard au point qu’il ne peut s’en détacher » (S.E.11). Vers la fin de son étude, il se réfère ainsi à l’histoire de Noé :

‘« Un jour Noé, ayant planté sa vigne, ivre de vin, se dénuda et s’endormit sous sa tente (nudatus in tabernaculo suo). Son fils Cham pénétra dans la tente pendant qu’il dormait. Il voit pendre aux bas du ventre de son père les virilia patris qui l’ont fait ; il voit la mentula dans son repos ; il est maudit (maledictus) ; il devient l’esclave des esclaves (servus servorum) de ses frères (Genèse, IX, 21). » (S.E.338)’

Le regard cherche à voir l’invisible pour être maudit. Il se précipite dans l’interdit qui s’associe à la vision du phallos. C’est ce que Quignard notait dès son “Avertissement”, et qui nous incite maintenant à étudier les images du sexe masculin.

Notes
185.

« il suffit que je voie quelque chose pour savoir la rejoindre et l’atteindre », Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’Esprit, Gallimard, 1964, p. 16.