IV. Chapitre quatre : Le phallus ou le narcissisme inavoué :

« Qu’il se destine à la prêtrise ou aux armes, à la politique ou à la méditation, à l’économie ou à la connaissance, l’homme est fortement marqué, dans l’expression sociale de sa sexualité, par la présence occulte d’un père. »
Didier Dumas, La sexualité masculine.

« Les hommes les plus nombreux préfèrent les pères à grandir. Ils préfèrent la protection du pouvoir et les faveurs qui en découlent à la hardiesse d’être soi. Ceux qui font les foules sont ceux qui ne supportent pas de demeurer comme des enfants qui ne cessent de naître, qui ne cessent de rejeter avec les bras les lèvres basses et le sang de leur mère, et de choir sans finir dans l’abîme de beauté, de lumière et de froid qu’est le monde. La plupart préfèrent la famille à la solitude, les propriétés à leur faim, les vêtements à leur désir, les parures à leur sexe. Ils préfèrent le sommeil du langage rassurant et vernaculaire à la distance rhétorique et aux constructions ludiques et plus ou moins muettes qu’elle permet. Ils préfèrent l’assoupissement à l’épiement sans trêve et à la curiosité de tout. »
Pascal Quignard, Sur le jadis.

Que l’étude du sexe masculin vienne après celle de l’œil n’est pas un hasard, puisque la vision, chez Quignard, est souvent une fascination, et que celle-ci est souvent conjuguée, chez lui, par la vision du phallus. Dans son avertissement au Sexe et l’effroi, il précise :

‘« Le fascinus arrête le regard au point qu’il ne peut s’en détacher. » (S.E.11)’

Car l’organe sexuel masculin est vu, montré, exhibé, touché, dissimulé ou brandi. L’associer à l’acte de “voir” suscite le désir de comprendre. Entendons que le sexe se présente en tant qu’énigme qui appelle à un désir de voir et de savoir. La sidération ou la fixation dont il est l’objet se traduit par l’augmentation d’une certaine tension qu’on ne cherche vraiment ni à apaiser ni à satisfaire. Etre fasciné, être sidéré par la vision du phallus, chez Quignard, c’est être sous la tension croissante de l’incompréhension, de la peur et de la jouissance, et cela va se traduire dans la place assignée au lecteur. Celui-ci n’a, en effet, que deux solutions : ou bien il accepte de se soumettre à ce pôle constant d’excitation, et l’anarchie risque de l’emporter, compte tenu du mystère que contient le message de désir ; ou il refuse, étouffe et anéantit la source, et laisse ainsi se révéler la pulsion de mort en lui : « Incende quod adorasti (Incendie ce que tu adores) » 186 - d’où naît le désir de tout perdre, ou de se perdre dans la lecture de l’œuvre 187 .

Dans Le Sexe et l’effroi, le sexe masculin est souvent associé à un rythme d’apparition et de disparition : tantôt il est l’“invisible” qui se cache dans le van sous un voile dans la villa des Mystères, ou est voué à la disparition, « le fascinus disparaît dans la vulva et il ressort mentula. » (S.E.86). Tantôt, dans d’autres chapitres, il prend la place principale dans les arguments, et devient l’excessivement “visible” :

‘« Lors de la dénudation de l’homme, c’est le sexe qui pour la femme se voit trop, dans une exhibition excessive, érigée, si visible qu’il pousse le regard féminin à s’en détourner, à demeurer périphérique, à se confier à la latéralité. » (S.E.142)’

Il représente alors l’Apparition ; il est

‘« Ce qui se dresse sans volonté, ce qui jaillit toujours hors du lieu, hors du visible, c’est le dieu. » (S.E.105)’

Dans Terrasse à Rome, il est souvent peint ou gravé dans l’œuvre de Meaume :

‘« Dans un ovale. La main droite sortant d’une manchette de dentelle tend ses doigts, l’index étant replié, vers un sexe d’homme violemment tendu juste devant le miroir où se reflète la chandelle qui les éclaire. » (T.R.81)’

Parfois, il est ce qui se donne à voir à travers des signes métaphoriques dans des récits de rêves : « la coque toute bleu » d’un bateau, ou « la tour de Nesles » (T.R.116) dans des rêves, tous basés sur le plaisir de voir à travers « les carreaux de la fenêtre » ; “chosifiant” le sexe visuellement pour exprimer ce pur plaisir de voir 188 . Dans les deux cas, le sexe est voué au noir et blanc, à l’apparition et à la disparition suivant un rythme visuel, au gré du plaisir de graveur.

Le lecteur ressent donc qu’il est l’élément essentiel autour duquel se construit le livre : il est l’organe le plus mentionné après l’éclatement de l’unité du corps. Quignard n’hésite pas à le présenter sous toutes les formes et à utiliser tout le vocabulaire qui renvoie à sa présence permanente. Cette insistance peut traduire une peur de l’oubli, comme s’il y avait une volonté de répéter son nom pour s’assurer de sa présence face au risque, à tout instant, de sa disparition ; ou bien tout simplement cette répétition relève du registre de la jouissance. Cette abondance terminologique et cette présence envahissante peuvent être expliquées par plusieurs raisons : exhibitionnisme narcissique ? angoisse de castration ? affirmation d’un pouvoir viril ? lieu de communication et d’appel à l’autre ? Toutes les hypothèses sont valables et trouvent leurs racines dans l’œuvre de Quignard. Ainsi, nous allons tenter de les examiner pour voir vers quoi mène cette représentation du phallus.

Notes
186.

Petits traités II, p. 549.

187.

Comme nous l’avons souligné antérieurement dans « La main du graveur », ce thème de perte est la première scène du film de Jacques Malaterre “ à mi-mots”, sur Pascal Quignard, dans laquelle le réalisateur nous montre Quignard en train de brûler ses manuscrits en citant cette phrase de l’évêque Rémi au roi Clovis.

188.

Les deux derniers rêves de Meaume, que nous avons considérés comme des rêves exprimant la pulsion de voir, finissent par cette phrase : « Il mange une gaufre. » (T.R.116). Quignard associe le désir de voir avec celui de manger dans une certaine ambiance stagnante, passive, où « Tout dort. » . Ce qui nous conduit à l’interprétation de la chosification du membre et à le considérer comme un objet de consommation.